Les fontaines de sang
leurs corps froidis par une nuit dont l’appartenance au printemps restait douteuse. Point de branches et de rameaux pour ces flambées mais des débris de meubles robés à la juiverie et certainement à son voisinage. D’autres malandrins, la ceinture dénouée mais le tranchelard au poing, se pressaient autour des grandes hastes où l’on avait embroché bord à bord des moutons et des volailles, et qui gémissaient en tournant. Plus loin, un fèvre en devantier de cuir ferrait un roncin si haut sur jambes et si fort qu’il ne pouvait appartenir qu’à Calveley, présent et attentif. Tristan répondit au salut de l’Anglais. Si Alcazar ou un autre cheval de sa flote 356 perdait un fer, ce serait à ce barbu qu’il le confierait : il ressemblait à Ledentu.
Il allait lentement, tête nue, les narines sèches, les prunelles picotées de pleurs, mécontent de sentir le froid pénétrer son pourpoint et sa chemise de laine. Et comme il entendait des cris et des chants, il se redemanda ce qu’il faisait en ce pays qui, bien que soumis à l’autorité d’un despote, à ses excès et à ses crimes, était peut-être plus doux à vivre que sous la prochaine tyrannie d’un usurpateur et de ses milliers de suppôts. Peu à peu, parfois à contrecœur, il reconnaissait qu’il s’éprenait de l’Espagne. Non seulement en raison de la similitude de son soleil et de celui de la Langue d’Oc, mais aussi eu égard à la variété de ses contrées successivement violentes et douces dans leurs différents aspects ; colorées, emphatiques parfois lorsque se dressaient les montagnes, ces litanies de roches enneigées où des titans hissaient leurs carochas 357 inaccessibles. Il s’émouvait de la sublimité de ces sommets tout autant que du vide des gorges si profondes que le regard s’y noyait et que les chevaux eux-mêmes, flairant la ténébreuse odeur de l’abîme, alentissaient leurs pas sur les sentiers caillouteux, dominés de loin en loin par de maigres troupeaux de chèvres. Il aimait aussi les cours d’eaux écumeux en cette saison, les grappes de hautes pierres tantôt sombres, tantôt grises qui les lacéraient et la sérénité du ciel étendu sur tout cela comme voluptueusement. Il aimait encore les spectacles rares, certes, et d’autant plus poignants, auxquels il assistait, souvent assortis d’un air de guiterne, à moins que la musique agreste fût tout bonnement celle des grelots des ânes et des mules. Les chemins étaient plus que mauvais : exécrables. Les chariots à bœufs qui labouraient le sol tour à tour poudreux ou boueux, les puits coiffés de méchantes pierres – comme ceux de la Langue d’Oc -, les grandes zébrures d’ocre rouge ou les sombres verdures de l’horizon, les grandissimes flamboiements du soir bouleversaient et sa vue et son esprit. Il y avait dans ce peuple austère et craintif une résignation qu’un rire, soudain, chassait comme un grand coup de tramontane. Il y avait dans le regard des hommes les plus pauvres la fierté des ricos hombres et dans celui des femmes et des jouvencelles quelque chose de provocant et de tendre comme une promesse, une sainte promesse d’amour ardent et durable. Il y avait dans les propos des chevaliers non point le souci de vivre – heureux ou non – mais celui de ressembler au Cid qui, dans leur esprit, était plus grand, plus bâchelereux (561) , que le Charlemagne des Francs. Hélas ! Le Trastamare et Guesclin leur dictaient leur conduite, et bien que la sale besogne fût accomplie par les routiers bretons égaux dans la malfaisance, sinon supérieurs à ceux de Brignais, aucun d’eux ne se regimbait contre les énormités. Ils avaient dû oublier, lors d’une nuit de mangeaille et de buverie, que Briviesca empestait la male mort, et que s’ils n’avaient point du sang sur les mains leur âme en était maculée.
« Et elle, là-bas ? Elles à Gratot ? »
Tout entier requis par la fatigue et l’incertitude, n’avait guère pensé à Luciane et à toutes celles qui partageaient sa vie. Quand les reverrait-il ? Cette guerre lui apparaissait comme une longue et cruelle épreuve pour ses nerfs, son cœur, son amour. Il craignait que les crimes auxquels il allait assister, ne prissent chez lui l’aspect d’une habitude. Comme Luciane était docile en rêve ! Comme elle était douce ! Et lui, pendant ce temps s’endurcissait involontairement. Il se réjouissait d’être davantage protégé par cet amour que par
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