Les fontaines de sang
antiques offertes en sacrifice à des divinités impitoyables. Il eût pu se précipiter ; il eût dû se précipiter. Il n’en avait pas envie. Il mit pied à terre et confia son cheval à Paindorge.
– Il faut…
Une paralysie endormait ses pensées.
– Explique-moi… Pardonne-moi si je te prends par le bras : mes jambes ploient sans que j’y puisse rien… Dis-m’en davantage…
Paindorge hésitait. Lui, Tristan, commençait à céder la fureur : Dieu n’avait-il pas suffisamment à sévir dans ce camp qu’il eût permis qu’on abrégeât d’un carreau d’arbalète l’existence d’un homme aussi noble qu’Argouges ? Les puissances du mal qu’il eût dû combattre et asservir allaient-elles enfin cesser de lui réclamer de nouvelles proies ? Ce n’était pas un Argouges qui, ce matin, eût dû tomber sous les coups de la justice immanente, mais d’autres soi-disant prud’hommes ! Et c’était le meilleur d’entre eux, d’entre tous qui périssait ! Sans cette male chance, le père de Luciane eût joui du bonheur de revoir Gratot et d’apporter sans doute, en son château, ce rayonnement qui lui faisait défaut – encore que les dames qui y étaient venues vivre eussent donné plus de plaisance et qu’on y eût senti, pour la première fois depuis longtemps, une joie de vivre.
– Joie de vivre…
– Que dites-vous, messire ?
– Rien… Je ne cesse de brandeler 360 ; je suis tellement découragé que si je ne craignais des moqueries, je m’allongerais là pour pleurer un bon coup !
Ce trépas inadmissible ne pouvait en aucun cas être un châtiment en réponse aux abominations commises la veille. Dieu ne pouvait avoir condamné au hasard. Cette mort ne pouvait peser dans la balance de la justice éternelle comme celle d’un Messie exécuté pour la rédemption des hommes. Ce n’était point un Argouges qu’il eût fallu jeter en pâture aux vers d’une misérable sépulture. Non ! Non ! C’étaient ces démons qui répandaient des ruisseaux de sang dans les cités, les villages, et auxquels leurs feux infernaux tiraient des rires. Les larmes qu’ils eussent jamais versées n’étaient dues qu’à la chaleur et la fumée des holocaustes auxquels, rieurs, ils assistaient.
Tristan s’aperçut qu’il pleurait à sanglots brefs et douloureux. Ce deuil dépassait la mesure de tous ceux qu’il avait éprouvés. Il entraînait dans le néant des desseins qu’il avait nourris en secret, des espérances, des fêtes ; une naissance qui eût réjoui le défunt. Paindorge ne trouvait aucun mot pour l’en consoler. Il semblait brisé, lui aussi. Sans doute songeait-il à la douleur de Luciane lorsqu’elle saurait. Elle aussi devenait une victime innocente, une sacrifiée du destin. Il la revoyait à son départ de Gratot, souriante malgré ses larmes ; vêtue d’une robe blanche comme si, déjà, un sacrifice inique la menaçait ; toute pleine d’ardeurs inemployées… Peut-être ce matin pressentait-elle cette fatalité qui les accablait tous. Relèverait-elle sa tête de Minerve douce et avenante ? Redresserait-elle son cou d’albâtre en se disant : « Non, je suis folle : Père va bien. D’ailleurs Tristan veille sur lui. » La pauvre…
– Si je sais qui, je veux savoir comment. Je sais aussi pourquoi, mais il me faut la preuve.
Tristan eût aimé posséder la puissance toute simple, sans doute, de refouler ses pleurs. Le fait de les contenir tant bien que mal lui donnait la migraine. Il éprouvait, angoissé, le sentiment que quelque chose de laid allait se commettre et le remords d’avoir failli à ses devoirs.
– Dommage, dit-il, que Tiercelet soit demeuré à Gratot. Lui seul aurait pu empêcher ce meurtre.
– Voire, murmura Paindorge. Quand Dieu a décidé…
Il n’acheva pas, s’arrêta et pleura sur l’épaule d’Alcazar, provoquant des rires parmi les routiers occupés à démonter les tentes.
*
Le chevalier normand gisait sur le ventre, les bras demi-ployés, à cinq ou six toises de la muraille de Briviesca, près d’un fossé empli de branches et d’un fatras de planches à demi consumées. Ogier d’Argouges portait son pourpoint de velours cramoisi, ses hauts-de-chausses noirs, ses heuses dépourvues de ses éperons d’or. Le carreau l’avait frappé de dos, en plein cœur. Sans doute ne l’avait-il pas senti. C’était un de ces coups si foudroyants, si prodigieux, que ceux qui y avaient assisté le
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