Les fontaines de sang
d’un univers restreint, aux limites rassurantes. Les hurons et les huronnes, confortés par ces hauteurs de pierres et de briques disparates, vaquaient aux labeurs quotidiens de la vie agreste avec moins d’empressement, certes, que les Normands. Selon Thoumelin de Castelreng qui les avait exhortés au courage, aucun d’eux ne s’était effrayé lorsqu’à la Noël 1355, le prince de Galles avait assiégé Limoux, pris la cité, détruit quatre cents maisons et laissé de son passage une traînée de sang 104 à Bouriège, Quillan, Cournanel.
– As-tu envie de revenir là-bas pour toujours ?
– Non, m’amie.
Tristan mentait. Il regrettait fréquemment les soleils d’autrefois, la tiédeur des printemps, la clémence des hivers et jusqu’au parler chantant des bonnes gens de son pays. Accessible au Levant après trois jours de chevauchée, il y avait, immobile, la mer bleue et non pas grise comme celle qui déployait en Cotentin ses fureurs alternées de bonaces. Entre les flots d’azur et Castelreng s’étendaient des contrées fertiles sous la chaude lumière des jours. De robustes châteaux assuraient leur défense : Peyrepertuse, Puylaurens, Quéribus, Durban, Aguilar… C’était un pays sans surprise d’où émergeait, parmi des montagnes sévères, le gros Bugarach dont on disait qu’il était creux comme une jatte immense et bourré de trésors templiers. Dans les écorchures du sol, l’eau coulait, rude et vivace. Quelques chanceux, parfois, y péchaient des brins d’or.
– Tu veux y retourner ?
– Je n’y tiens pas. Ce serait différent si mon père était seul.
– Il te déplaît de connaître ton frère ?
– Oui et non. Il se peut que ce soit un bâtard.
– L’épouse de ton père…
– Je ne la connais que trop !
Il en avait assez dit. Sa main quitta un sein qui ne bourgeonnait plus pour saisir une taille souple et frémissante, glisser au creux des reins, plus bas encore, ce dont Luciane s’offensa :
– D’ici on peut nous voir !
Une espèce de rancune enivra Tristan et lui donna de l’audace :
– Moi, je voudrais te voir… t’admirer tout entière.
Elle soupira sans qu’il parvînt à discerner si c’était de mécontentement ou d’une impatience égale à la sienne. Jamais il n’avait tant éprouvé l’envie de la dépouiller, outre ses vêtements, de cette circonspection qu’il lui connaissait depuis leur évasion du manoir de Cobham. Il subissait et son charme et l’ascendant de quelque chose qu’il n’osait nommer son estoc (469) . Ardente ou rude la ferveur d’une telle fille ? Comment le savoir ? Était-ce par crainte de s’abandonner comme une mes-chine 105 , donc de déchoir, qu’elle n’autorisait point un geste sous sa robe ?
– Lâche-moi, maintenant.
Ils parvenaient à l’extrémité de la jetée. Au-delà du pont-levis, les portes charretière et piétonne semblaient vides de toute présence. Or, soudain, Béatrix d’Orbec se montra, sortant d’un recoin où peut-être elle n’était pas seule. Elle disparut comme une coupable. Luciane eut un petit rire acide.
– Elle peut te préférer à Paindorge.
– As-tu peur ?
– Non, Tristan. Je suis acertenée que tu m’aimes.
« Et moi ? » se demanda-t-il. « Mon sentiment est-il aussi dru que le tien ? »
– J’aime cette réponse.
En Béatrix, il condamnait presque tout. Elle se cherchait trop d’attitudes, elle l’inondait de trop d’œillades. Elle s’empressait de lui passer le pain, le sel ou le pichet de cidre ; parfois, sous la table, il sentait la pointe de son pied toucher le sien. Il eût pu la culebuter n’importe où, la pétrir sous sa robe, en faire son esclave. Bien qu’il fixât sur elle un regard courroucé, elle persistait sans souci d’être observée par Luciane.
– S’il faut nous marier, que ce soit sans tarder.
– Père est consentant.
Tristan acquiesça. « Je leur dois bien ce mariage. Sans elle, je serais mort à Cobham… Et puis, elle me plaît. Pourquoi chercher ailleurs une femme qui m’aime ? » Certes, mais n’était-ce pas raisonner trop simplement ?
– Tu resteras à Gratot ?
– Je t’en fais la promesse.
C’était une réponse presque agressive, parce que aventurée.
– Si l’on vient te chercher pour partir à la guerre…
Il ne put rejeter d’un mot cette sombre conjecture.
– Voilà ce que je crains, dit-il, ennuyé du tour que prenait un dialogue bien
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