Les foulards rouges
où il faisait si bon vivre et cette femme si agréable à contempler.
Puis, d’une voix grave où perçait quelque
émotion, il dit en observant les flammes qui mouraient en la cheminée :
— J’ignorais que tout cela existât. Je n’ai
connu de la vie que le château de Carentan où m’éleva une tante sévère qui ne
prit jamais époux, puis vinrent les camps, les garnisons et quelquefois mon
vieux château de Saint-Vaast-La-Hougue battu par le vent, la pluie et la mer. Il
fait toujours froid, on s’y promène à cheval dans la lande déserte, on y soupe
pendant le chien et le loup…
— C’est un si vieux château ? demanda
Mathilde.
— Et plus encore ! Avec tours, donjon,
remparts, créneaux, douves et pont-levis. L’Anglais s’y est cassé les dents
pendant toute la guerre de Cent Ans et depuis trois ou quatre siècles qu’il
existe, il n’a jamais été conquis. C’est vérité flatteuse, on l’a assiégé, contourné
et envoyé contre lui nombreux boulets mais nul ne l’a jamais pris aux seigneurs
de Nissac. C’est aussi pour cela que je l’aime, comme on aime sans doute un
vieux serviteur qui n’est plus de son époque mais qu’on n’a pas la force de
renvoyer.
— Mais chose principale est que vous y
soyez bien.
Nissac tira sur sa pipe en terre.
— C’est un bien curieux sentiment que j’éprouve
à l’endroit du château des seigneurs de Nissac !… Je sais que là-bas, il
est des jours bleus, absolument lumineux, mais lorsque j’y songe, ce n’est
jamais en ces conditions. Je l’imagine toujours comme en ma petite enfance, du
temps que mes parents n’étaient point morts. Je le vois sous un ciel gris
traversé de filets d’argent, bas, monotone et triste, un ciel de désespoir avec
la cloche de la chapelle appelant à vêpres, l’office du soir étant toujours le
plus mélancolique qui soit. Ce qui est fort étrange, c’est que, malgré la
grande tristesse qui est souvent mienne là-bas, j’y éprouve grand sentiment de
sécurité.
Il regarda autour de lui et ajouta :
— Que je n’ai retrouvé qu’ici.
Puis, après un nouveau silence, il reprit très
rapidement :
— À ceci près que votre maison est
joyeuse. Là-bas, la tristesse ne me désarme pas et ce n’est pas le moindre
paradoxe. Mes gens, un couple de vieux paysans qui vivent de mes terres, vont
et viennent, me servent sans style, ce qui ferait fuir la plus modeste des
baronnes de Paris. Je cours la lande à cheval, mon chien « Mousquet »
jappant à mon côté. Le soir, je repense aux batailles, à la peur qui est la
mienne, j’ose le dire, lorsque roulent les tambours et qui disparaît dans l’action.
Je vois des visages d’Espagnols passés au fil de l’épée voilà des années
pourtant. Dans ces moments-là, la mort et moi tisonnons côte à côte, tel un
couple de vieillards assis devant la cheminée, pensifs et silencieux car ils n’ont
plus rien à se dire. Je songe que je n’abandonnerai jamais mon vieux château
fort, qu’aucune femme de bonne naissance n’acceptera d’y vivre et, depuis les
tours, je regarde la mer qui me fut interdite.
— Le père Angello, confesseur du cardinal,
m’a conté votre histoire bien triste, monsieur le comte.
Pensif, il lui prit la main mais ce geste innocent
les fit se dresser à demi tous les deux, en grand émoi, et le comte lâcha la
main de madame de Santheuil comme s’il tenait une braise.
Cependant, son regard souvent si sombre
conservait une expression de tendresse lorsqu’il répondit :
— Elle vaut un peu la vôtre. Vous fûtes
abandonnée à dix ans, j’étais orphelin au même âge… Au fait, c’est folie de m’avoir
donné votre chambre, celle que vous partagiez avec monsieur de Santheuil.
Il se méprisa de lancer pareil filet, si vil
piège au détour de la conversation, cependant Mathilde s’en amusa :
— Ah, mais pas du tout. Cette chambre
était celle de monsieur et madame de Santheuil. Il avait beaucoup aimé sa femme
et couchait dans ce grand lit qui fut le leur et où elle s’éteignit. Il disait…
Elle hésita à poursuivre, le comte l’y
encouragea :
— Que disait monsieur de Santheuil ?
Elle baissa les yeux :
— Qu’elle serait mienne lorsque je
prendrais époux.
Nissac souffrit à cette perspective, mais n’en
laissa rien paraître :
— Vous devriez y songer.
— C’est vous qui dites cela, monsieur le
comte ?
— Oh, moi… J’ai trente-huit ans,
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