Les Frères Sisters
organisation. Au début câétait plus pour jouer les gros durs, récupérer de lâargent, ce genre de choses, que pour tuer les gens de but en blanc. Mais plus il a eu confiance en nous, et plus nos émoluments ont augmenté, plus tuer est devenu notre activité principale.  » Warm écoutait attentivement mon histoire, en affichant le plus grand sérieux, à tel point que je ne pus mâempêcher de rire. Je dis, «  à votre tête, je sais ce que vous pensez de ma profession, Warm. Et jâaurais tendance à être dâaccord avec vous. Mais, quoi quâil en soit, et câest justement ce que je disais à Charlie, cette affaire est ma dernière.  »
Warm sâimmobilisa, et se tourna vers moi avec un regard égaré et craintif. Je lui demandai ce quâil avait, et il répondit, «  Sâagissant de dernière affaire, vous vouliez sans doute parler de lâaffaire
précédente,
car vous nâavez pas lâintention de mener celle-ci à bien, nâest-ce pas  ?  »
Nous venions de contourner un méandre de la rivière et, levant les yeux, je vis Charlie nu qui sortait de lâeau pour récupérer ses vêtements sur la rive. Morris flottait juste derrière lui, le ventre en lâair, complètement immobile. Lorsque Charlie nous aperçut, il sourit et nous fit signe de la main. Morris se redressa, sain et sauf, et lui aussi nous salua joyeusement. Mon cÅur battait la chamade  ; jâavais lâimpression quâil se vidait de son sang. Je me tournai vers Warm et répondis, «  Ma langue a fourché, Hermann. Nous ne travaillons plus pour cet homme. Je vous en donne ma parole.  »
Warm se dressa devant moi et me regarda intensément dans les yeux  : il y avait dans son attitude un mélange de force, de méfiance, de fatigue, mais aussi dâénergie ou de rayonnement â quelque chose comme le cÅur dâune petite flamme. Est-ce cela, le charisme  ? Je ne saurais le dire avec certitude, mais Warm semblait plus
présent
que la plupart des êtres.
«  Je vous
crois
 », affirma-t-il.
Nous continuâmes notre chemin pour rejoindre les autres, accompagnés par la voix de Morris qui criait, «  Hermann  ! Il faut que tu viennes  ! Ãa soulage vraiment.  » Sa voix était haut perchée  ; il semblait métamorphosé, comme libéré de sa rigidité et de son sérieux habituels, et semblait en être ravi. «  Lâheureux petit bébé  », glissa Warm en posant son postérieur sur le sable. Plissant les yeux dans le soleil, il me demanda, «  Pouvez-vous mâaider à enlever mes bottes, Eli, sâil vous plaît  ?  »
Â
Je passai la soirée à me reposer près du feu en compagnie de Warm, à attendre que le ciel sâassombrisse suffisamment pour que nous puissions utiliser la solution de façon efficace. Pour que le temps fût moins long, il me demanda de lui raconter ma vie et toutes mes dangereuses aventures, mais je nâétais nullement enclin à le faire, car je souhaitais surtout mâoublier pendant un moment  ; je lui retournai donc la question, et il fut bien plus loquace que moi. Warm aimait à parler de lui, sans vanité ni égocentrisme. Je crois simplement quâil était conscient du caractère peu commun de son histoire, et prenait donc plaisir à la partager. Câest ainsi quâil me raconta toute sa vie en une seule séance.
Il était né en 1815, à Westford, dans le Massachusetts. Sa mère, alors âgée de quinze ans, sâétait enfuie après lâavoir mis au monde, dès quâelle avait été assez solide pour se tenir sur ses jambes. Elle laissa Warm entre les mains de son père, Hans, un immigré allemand, horloger et inventeur. «  Un grand penseur, il créait des énigmes et résolvait inlassablement les problèmes. Cependant, il avait du mal à résoudre les siens, or on ne peut pas dire quâil en manquait. Il nâétait pas⦠facile à vivre. Disons que Père avait des habitudes contre nature.
â Comme quoi  ? demandai-je.
â De vilaines choses. Une déviance particulière. Câest trop désagréable dâen parler. Vous perdriez lâappétit
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