Les Frères Sisters
traditionnelles. La solution marche parfaitement. Aussi bien que jâavais espéré, voire mieux.  » Il regarda la rivière par-dessus son épaule, satisfait de sa réussite, et, à lâobserver, jâéprouvai un profond sentiment dâenvie  ; il récoltait les bénéfices tant financiers que spirituels dâun travail acharné, ce qui me renvoyait à mon propre parcours qui, par comparaison, était vide de sens. Charlie examinait Warm lui aussi, plus curieux quâadmiratif. Warm, je crois, nâavait pas remarqué lâintérêt que sa personne suscitait chez nous, et il poursuivit son histoire  : «  Je nâai jamais vu quelque chose dâaussi beau, messieurs. Des centaines et des centaines de pépites dâor, toutes illuminées telles des flammes de bougie. Je dirais que câest le travail le plus agréable auquel jâaie jamais participé, dâaller et venir dans lâeau et dans le sable, de ramasser les pépites dâor et de les lancer dans le seau.  » Son regard était intense tandis quâil se remémorait la scène  ; je contemplai la rivière en imaginant ce quâil venait de décrire, et un frisson me parcourut. «  Vingt-quatre heures, dit-il, et vous verrez par vous-mêmes.  »
Il recommença à se gratter les tibias, avec plus dâacharnement cette fois  ; à la lueur du feu je remarquai que la couleur de sa peau était devenue plus sombre, et quâil avait la chair à vif. Hochant la tête devant mon air étonné, il dit, «  Oui, câest une chose à laquelle je nâavais pas pensé  : je savais que la solution était caustique, mais je pensais que, diluée dans lâeau de la rivière, on ne sentirait rien. à lâavenir il faudra prévoir un équipement pour protéger nos pieds et nos chevilles.  » Morris lâappela depuis la tente et Warm sâexcusa  ; à son retour il avait lâair préoccupé, et nous confia que Morris avait quelque difficulté à sâacclimater à la vie en extérieur. «  Dieu sait que je lui dois beaucoup, mais il fallait voir sa tête lorsque je lâai obligé à laisser à San Francisco ses poudres et ses parfums. Je me demande bien comment il a fait pour transporter tous ses flacons et ses boîtes depuis Oregon City.
â Comment va son bras  ? demandai-je.
â La balle nâa fait que lâeffleurer, et il nây a pas de quoi sâinquiéter, mais, côté moral, ce nâest pas bien brillant. Votre présence lui pèse, et ses jambes le gênent encore plus que moi. Mais vous avez parlé dâun remède  ? Cela le rassurerait si vous teniez parole et lui offriez votre aide.  »
Charlie mâenvoya à notre campement pour rassembler nos affaires tandis que lui et Warm mettaient la touche finale à notre association. Lorsque je revins avec Nimble, qui portait nos selles et nos bagages, Charlie avait traîné les corps des trois frères défunts près du feu  ; contrairement à Warm, je compris tout de suite ce quâil comptait faire. «  Ne vaudrait-il pas mieux les porter dans la forêt  ? dit Warm. Je nâai pas envie de voir leurs têtes demain matin.
â Le soleil ne brillera jamais plus sur eux, répondit Charlie, et il mit le corps de lâun des hommes directement dans les flammes.
â Que faites-vous  ? dit Warm.
â Il vous reste de lâhuile de lampe  ?  »
Warm comprenait à présent. Il alla chercher sa réserve dâhuile, et je lui remis en échange lâalcool et le remède anesthésiant. Il partit sâoccuper de Morris tandis que jâaidai Charlie à se débarrasser des cadavres. Nous les badigeonnâmes dâhuile des pieds à la tête  ; leurs trois corps entassés commencèrent à noircir et ne tardèrent pas à partir joyeusement en fumée, et je songeai, Tu parles dâune vie paisible. Le visage de Warm pointa hors de la tente pour assister au sinistre spectacle. Il avait lâair triste. Puis, il dit, comme se parlant à lui-même, «  Voilà une journée qui a assez duré, pour ce qui me concerne.  » Sa tête disparut et je me retrouvai à nouveau seul avec mon
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