Les Frères Sisters
affaires, dâailleurs. Je me suis souvent demandé ce quâil avait gardé avec lui, à la fin de sa vie.
â Et après, que vous est-il arrivé  ?
â Jâai passé deux semaines seul dans notre cabane, puis ma mère est arrivée. Elle est apparue un jour dans lâembrasure de la porte, elle avait vingt-huit ans et était jolie comme un cÅur. On lui avait dit que jâavais été abandonné, et elle venait me chercher pour me ramener à Worcester, où elle vivait depuis tout ce temps. Elle était terriblement désolée de mâavoir laissé, mâa-t-elle dit, mais elle avait eu une peur bleue de mon père, qui buvait trop et la menaçait avec des couteaux, des fourchettes et toutes sortes dâautres objets. Dâaprès ce que jâai compris, leur histoire dâamour était à sens unique. Elle ne pouvait pas parler de leur vie commune sans dégoût. Mais câétait du passé, et nous étions tous deux très heureux de nous retrouver. Durant tout le premier mois à Worcester elle nâa fait que me tenir dans ses bras et pleurer. Au début, notre relation se résumait à ça. Je me suis même demandé si cela sâarrêterait un jour.
â Elle devait être gentille.
â Elle lâétait, en effet. Pendant cinq ans nous avons connu un bonheur idyllique. Elle avait reçu un héritage de sa famille à New York, donc jâavais de quoi manger et mes vêtements étaient toujours propres. Elle mâencourageait dans mon désir dâapprendre, jâétais déjà très curieux de tout, de la mécanique à la botanique en passant par la chimie  : eh oui, déjà  ! Malheureusement, cette existence parfaite nâallait pas durer, car, à mesure que je grandissais, il devenait évident pour elle que jâétais bien le fils de mon père, tant jâavais son physique et son caractère. Jâétais devenu obsédé par mes études et je quittais à peine ma chambre. Quand elle essayait de mâorienter vers des passe-temps plus sains, la colère sâemparait de moi, à tel point que nous en étions tous deux effrayés. Jâai commencé à boire, pas beaucoup au début, mais suffisamment pour devenir brutal et méprisant, comme mon père lâavait été. Ãtant donné quâelle avait déjà vécu tout ça, ma mère nâa évidemment pas pu accepter mon comportement. Elle mâa aimé de moins en moins, jusquâà ce quâil ne reste plus rien entre nous et que je nâaie dâautre issue que de partir. Jâai pris mes quelques sous et me suis mis en route pour Saint Louis. Mais une fois arrivé là -bas, ma bourse était vide, et jâai dû mâarrêter là . Câétait lâhiver, et jâai eu peur de mourir de froid, de tristesse, ou des deux. Jâai vendu mon cheval et jâai épousé une grosse femme pour qui je nâéprouvais pas une once dâamour ni même dâaffection, qui sâappelait Eunice.
â Pourquoi avez-vous épousé quelquâun que vous nâaimiez pas  ?
â Elle avait dans sa cabane un énorme poêle qui chauffait telles les flammes de lâenfer. Et à la voir, je mâétais dit quâelle avait assez de vivres pour nous nourrir tous les deux jusquâau printemps. Vous souriez, mais je vous jure que telles étaient mes motivations  : de la chaleur et de la nourriture. Jâavais un tel besoin de réconfort que jâaurais épousé un alligator sâil avait voulu partager son lit avec moi. Et je nây aurais guère vu de différence, car Eunice était loin dâêtre aimante. Elle nâavait aucun charme ni aucune grâce. Pour dire la vérité, elle était lâantithèse du charme. Un puits sans fond dâantagonisme et dâhostilité. Et dâune laideur repoussante. Avec une odeur de feuilles en décomposition. En deux mots, une brute épaisse. Lorsque jâai eu dépensé la totalité de lâargent de la vente de mon cheval, et quâelle a compris que je nâavais nullement lâintention de copuler avec elle, elle mâa bouté hors du lit et je me suis retrouvé par terre, où la chaleur du poêle me brûlait le haut du corps
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