Les Frères Sisters
pendant que le courant dâair qui passait entre les lattes du plancher me gelait le derrière. Très vite jâai dû faire une croix sur mes rêves de festins. Eunice protégeait ses petits pains aussi jalousement quâune maman ours. De temps à autre, elle me donnait un bol de ragoût fadasse, et donc on peut dire quâelle nâétait pas complètement méchante. Et quant au ragoût lui-même, câétait plutôt une espèce dâeau colorée, sans rien dedans, ou alors il fallait vraiment chercher. Mais comme jâai dit, il faisait horriblement froid dehors, et jâavais décidé de tenir bon et de passer lâhiver dans cette cabane, dâune façon ou dâune autre. Mon intention était, à lâarrivée des beaux jours, de la dépouiller et de disparaître. Rirait bien qui rirait le dernier. Mais elle a compris ce que je complotais, et mâa coupé lâherbe sous le pied sans que je la voie venir. Un jour je suis rentré du saloon et jâai trouvé un grand type qui nâavait pas lâair commode assis à table. Il avait devant lui une assiette pleine de petits pains. Jâai tout de suite compris. Je leur ai souhaité bonne chance et je suis parti.
â Une attitude généreuse de votre part.
â Je suis revenu une heure plus tard et jâai essayé de mettre le feu à la cabane. Le type mâa surpris penché sur ma boîte dâallumettes et mâa donné un coup de pied dans le fondement dâune telle force que jâai décollé du sol. Eunice, qui regardait la scène par la fenêtre, sâest mise à rire. Câétait la première fois que je la voyais rire. Et elle a ri longtemps. En tout cas, jâai honte de le dire, mais après cet épisode douloureux jâétais complètement désabusé, et je me suis momentanément converti en voleur. Je nâarrivais pas à comprendre mon malheur. Quelques mois plus tôt à peine, jâétais tranquille avec mes livres, propre, à lâabri, bien nourri et aussi heureux quâon puisse lâêtre. Et tout à coup, sans que jây sois pour quoi que ce soit, je me voyais contraint de mâintroduire nuitamment dans des granges et de me terrer dans de la paille pleine de fumier pour ne pas mourir de froid. Je me suis dit, Hermann, le monde tâa mis un gros coup de poing dans la figure  ! Jâai décidé de riposter.
â Quâest-ce que vous voliez  ?
â Au début, des choses de première nécessité  : une miche de pain par ci, une couverture par là , une paire de chaussettes en laine, de petites choses dont personne ne devrait être privé. Mais forfait après forfait, je suis devenu plus rusé et sûr de moi, mais aussi plus avide  ; au bout dâun moment jâai commencé à dérober tout ce qui me tombait sous la main, juste pour le plaisir pernicieux que cela me procurait. Des choses dont je nâaurais jamais lâutilité. Des bottes de femme. Un berceau. à un moment donné je me suis retrouvé en train de mâenfuir dâun abattoir avec dans les bras une tête de vache décapitée. Pour quoi faire  ? à quoi cela pouvait-il bien me servir  ? Quand elle est devenue trop lourde à porter, je lâai jetée dans une rivière. Elle a flotté un moment avant de heurter une pierre et de couler. Voler était devenu une maladie. Je crois que jây voyais une espèce de vengeance contre tous ceux qui ne grelottaient pas de froid et qui ne mouraient pas de faim, et qui nâétaient pas seuls. Câest à cette époque que lâalcool a pris possession de moi, corps et âme. Vous parlez dâune pente glissante.
â Mon père était un buveur. Et Charlie aussi.
â Câest une chose dont je souffre encore, et jâen souffrirai peut-être toute ma vie. Bien sûr, mieux vaudrait reboucher la bouteille pour toujours. Jâai identifié le problème. Je sais que lâalcool ne me convient pas. Pourquoi ne pas arrêter  ? Pourquoi ne pas y mettre un terme  ? Non, ce serait trop logique. Ce serait bien trop raisonnable. Oh, câest une pente glissante, ça câest sûr. Eh bien, les jours et les mois se sont succédé, et je suis devenu de plus en plus sale et
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