Les Frères Sisters
Pourquoi est-ce quâon lâoblige à faire tout ça  ? «  Morris, fis-je, je crois que vous ne devriez pas travailler ce soir.
â Et vous laisser tout empocher  ?  » ricana-t-il, mais sa voix était faible et nâexprimait aucune bonne humeur. Il avait peur, et Warm ne tarda pas à abonder dans mon sens. «  Eli a raison. Pourquoi ne restes-tu pas assis, pour te reposer. Tu auras quand même une part de tout ce que je ramasserai.
â Et de ce que je ramasserai aussi  », ajoutai-je.
Warm et moi regardâmes Charlie. Son sens de la charité était plus lent à se manifester, mais il finit lui aussi par acquiescer et dire, «  Moi aussi, Morris.
â Tu vois  ?  » dit Warm.
Morris hésita. Sa fierté avait été piquée au vif, et il ne voulait pas abandonner. «  Et si je me contentais de fouiller là où câest peu profond  ?
â Câest gentil de le proposer, dit Warm, mais cela pourrait avoir des conséquences irrémédiables pour toi. Tu ferais mieux de rester tranquille, et de nous laisser faire le travail. Tu pourras te rattraper la prochaine fois, hein  ? Quâen dis-tu  ?  » Morris ne répondit pas, mais se tint à lâécart en regardant le sable dâun air morose. Souriant, Warm dit, «  La dernière fois, ça brillait de ce côté de la rivière, là où nous avions versé de la solution. Mais si tu brassais les eaux avec une branche par exemple, depuis le barrage des castors, tu aiderais la solution à se répandre, et ça brillerait plus loin.  »
Lâidée plut à Morris, et nous lui trouvâmes une longue branche. Warm lui prit le bras et lâemmena se positionner au milieu du barrage, en chassant de la voix le castor, qui plongea dans lâeau. Puis Warm continua son chemin jusquâà la rive opposée, où il comptait concentrer ses efforts. Il nous cria à Charlie et à moi de vider la première barrique dans lâeau en nous enjoignant de ne pas laisser la solution toucher directement notre peau. «  Vous voyez bien le mal que ça fait, même dilué  ; alors du liquide pur pourrait carrément vous transpercer le corps.  » Il désigna du doigt le second fût, qui se trouvait à une vingtaine de mètres en amont sur la rive. «  Dès que le premier est vide, foncez et videz lâautre.
â Et le troisième  ? demanda Charlie. Ce ne serait pas mieux de les vider tous les trois dâun seul coup  ?
â Câest déjà assez dangereux avec deux, répondit Warm.
â Si nous finissions ce soir nous pourrions partir demain matin et emmener Morris chez un médecin.
â On en aurait tous besoin, dâun médecin. Concentrez-vous, Charlie, sâil vous plaît. Dès que vous aurez vidé le deuxième baril, nous attendrons que Morris ait bien mélangé le tout. Quand vous verrez que ça brille, prenez vos seaux et au boulot  !  »
Charlie et moi nous accroupîmes devant le baril pour le soulever. Mes mains tremblaient affreusement tant jâétais soudain nerveux, et mes épaules frissonnaient. Je nâavais rien ressenti de tel depuis ma première nuit auprès dâune femme. Le même genre dâexcitation divine. Je désirais voir la rivière sâilluminer au point dâen avoir le vertige. Charlie remarqua mon agitation et me demanda, «  Ãa va  ?  » Je répondis que oui. Je glissai mes doigts sous la barrique et nous comptâmes jusquâà trois avant de la soulever. Nous commençâmes à marcher en crabe sur le sable dur, et nous approchâmes avec précaution de la rivière. Charlie poussa un sifflement en touchant lâeau froide, puis éclata de rire, ce qui me fit rire à mon tour, et nous nous interrompîmes un moment pour rire de concert. La lune et les étoiles brillaient au-dessus de nos têtes. La solution ballottait dans le baril. La surface du liquide était noire et argentée, tout comme celle de lâeau de la rivière. Nous inclinâmes le fût et lâépais liquide se déversa. Je ne me souviens pas de mâêtre jamais senti si téméraire.
Nous reculâmes de quelques pas en direction de la rive sablonneuse. Des vapeurs
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