Les Frères Sisters
sâéchappaient du fût, et lâodeur me prit une nouvelle fois à la gorge. Jâeus un haut-le-cÅur et faillis vomir, tant les émanations étaient suffocantes. Mes yeux se mirent à pleurer aussitôt sous lâeffet de la chaleur.
Une fois sortis de lâeau nous nous débarrassâmes de la barrique et nous précipitâmes vers lâautre, que nous soulevâmes et vidâmes. Puis jâattendis sur le sable. De lâautre côté de la rivière Warm fit signe à Morris de brasser les eaux. Lorsquâil se rendit compte que son ami était trop faible pour agir avec une rapidité suffisante, Warm se dégota une branche et se mit à frapper la surface de lâeau encore et encore, aussi vite et aussi violemment que possible. Jâentendis un bruit derrière moi. Je me tournai et vis Charlie en train dâouvrir le troisième baril avec une hachette.
«  Quâest-ce que tu fais  ? demandai-je.
â On va tout vider  », dit-il en soulevant le couvercle.
Surprenant son geste, Warm cria de toutes ses forces, «  Laissez ça tranquille  !
â On va tout vider dâun coup, comme ça, ce sera fait  ! insista Charlie.
â Cessez immédiatement  ! cria Warm. Eli, arrêtez-le.  »
Je mâapprochai mais Charlie était déjà en train de soulever la barrique tout seul. Il fit quelques pas avant de perdre lâéquilibre et de trébucher  ; lâépais liquide déborda et coula le long du fût, sur sa main droite. Il ne fallut que quelques secondes pour que le produit attaque sa peau  ; il lâcha la barrique, qui tomba dans lâeau, et le courant emporta la solution vers le barrage.
Charlie était plié en deux de douleur, mâchoires serrées, et je lui saisis le poignet pour examiner sa blessure. Les cloques se multipliaient sur ses doigts et jusque sur son poignet  : je les voyais distinctement enfler et sâaffaisser, tel un crapaud qui gonfle sa gorge dâair quand il respire. Il nâétait pas effrayé mais en colère  ; ses narines frémissaient comme celles dâun taureau, et un long filet de bave coulait sur son menton. Ses yeux étaient magnifiques  ; à la lueur du feu ils étaient la défiance et la haine incarnées. Je me saisis de lâeau chaude sur le feu et en aspergeai sa main pour la rincer, après quoi jâattrapai une chemise dont je lâenveloppai. Warm ne savait ni ce que nous faisions, ni que Charlie avait eu un accident. «  Dépêchez-vous, messieurs  ! lança-t-il. Vous ne voyez pas  ? Allez-y  !
â Tu peux tenir un seau  ?  » demandai-je à Charlie.
Il tenta de fermer sa main et une violente douleur plissa son front. Le bout de ses doigts, qui dépassait du bandage improvisé, était déjà enflé, et je me rendis compte quâil sâagissait de la main avec laquelle il tirait â jâimagine quâil y avait immédiatement pensé lorsque la solution lui avait coulé dessus. «  Je ne peux pas la fermer, dit-il.
â Mais tu peux quand même travailler  ?  »
Il me répondit quâil pensait pouvoir y arriver, et je mâemparai dâun seau, que je lui glissai sur lâavant-bras. Il hocha la tête, je me saisis dâun autre seau, et nous nous tournâmes vers la rivière.
Entre-temps, la solution avait agi. La rivière brillait tellement que je dus me protéger les yeux. Le fond de lâeau était complètement illuminé, de sorte que lâon distinguait le moindre petit caillou couvert de mousse. Les paillettes et les pépites dâor, invisibles lâinstant dâavant, rayonnaient dâune intense lumière jaune orangé, comme autant dâétoiles dans le ciel. Warm travaillait activement  : il plongeait ses mains dans lâeau et ses yeux allaient et venaient à la recherche des plus gros morceaux. Il était méthodique, et procédait de manière intelligente et efficace, mais son visage et ses yeux, éclairés par le scintillement de la rivière, exprimaient la joie la plus ardente. Morris, exténué, avait cessé de brasser lâeau  ; il était appuyé sur son bâton quâil avait planté dans le barrage et regardait les eaux avec une satisfaction
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