Les Frères Sisters

de quitter les lieux. Je l’ai prié de m’excuser mais il n’a rien voulu entendre et m’a poussé dehors. Ce soir-là, je n’ai pas pu dormir. La proximité des livres et du matériel avait réveillé ma soif de connaissances   ; cela s’était emparé de moi comme une fièvre, et finalement je me suis levé pour écrire à Briggs une lettre à la lueur de la bougie, en lui parlant de mon passé et de mon père, et en le sommant pour ainsi dire de faire de moi son assistant. J’ai glissé la missive sous sa porte et il m’a fait appeler le lendemain matin. Il était méfiant, mais après s’être rendu compte du sérieux de mon propos et de l’étendue de mes connaissances, nous avons trouvé un arrangement   : je l’assisterais pendant ses expériences, et en échange il me donnerait accès à ses instruments et à ses livres. Il me permettrait aussi de travailler pendant un certain temps seul dans sa chambre. Avec joie j’ai laissé derrière moi mes nuits à jouer aux cartes, à boire du bourbon et à raconter des histoires salaces, pour mettre sur pied ce qui était, du moins dans une caserne militaire, un laboratoire digne de ce nom. Guidé par ma propre intuition et par les livres que Briggs possédait dans sa bibliothèque, j’ai découvert le royaume de la Lumière.   »
    Warm s’interrompit pour se servir une tasse de café. Il m’en proposa une mais je refusai. Il but une petite gorgée, et reprit son histoire.
    Â«   Depuis combien d’années avais-je cessé d’étudier   ? Et pendant tout ce temps je n’avais fait que m’infliger toutes sortes d’abus et de mauvais traitements. Je ne m’étais pas occupé de moi, ni physiquement ni mentalement, et lorsque je me suis assis et ai ouvert un livre le premier soir, j’ai eu peur que mon cerveau ne reconnaisse plus les mots comme avant. Le cerveau est un muscle, après tout, et il allait falloir l’entraîner à nouveau, n’est-ce pas   ? Eh bien, j’ai eu une bonne surprise   : mon esprit, malgré moi, s’était pendant tout ce temps développé par lui-même, en attendant le jour où je ferais à nouveau appel à lui. Ce jour était enfin arrivé, et mon cerveau, comme s’il craignait que je le mette à nouveau au placard, dévorait chaque page de chaque livre avec une force et une vitalité extraordinaires. J’avais du mal à suivre la cadence, mais Dieu merci j’y suis parvenu   ; et quelques mois plus tard j’ai été récompensé quand j’ai eu l’idée de la solution qui révèle l’or. Ou, devrais-je dire, quand cette idée m’est tombée dessus, car ce fut comme si une lourde pierre m’avait frappé en pleine poitrine. J’en suis littéralement tombé de ma chaise. Le pauvre Briggs ne comprenait pas ce qui m’arrivait. Au début je ne pouvais même pas parler. Puis je me suis emparé d’encre et de papier et je n’ai plus bougé pendant une heure.
    â€” Qu’a-t-il pensé de votre idée   ?
    â€” Je ne saurais le dire, car je ne lui ai jamais révélé la teneur de ma découverte, et il ne me l’a jamais pardonné. Ce n’est pas que je me méfiais de lui en particulier, mais je croyais que personne n’était en mesure de garder secrète une telle information. C’était tout simplement trop lourd à porter. Naturellement, il s’est senti offensé, et il m’a renvoyé dans les dortoirs, où j’ai essayé pendant quelque temps de poursuivre mon travail. Mais c’était impossible, car mes camarades de chambrée aimaient par-dessus tout cacher mes notes ou les saccager en griffonnant dedans, et j’ai commencé à échafauder mon projet de désertion. Mais lorsqu’un de mes camarades m’a devancé et qu’il s’est fait arrêter et fusiller le jour même, l’idée de déserter m’a semblé moins intéressante. Pour finir, j’ai commencé à désespérer, et à craindre que ma grande découverte ne soit vaine, et je me suis tourné vers Jeremiah, l’homme qui était responsable de ma présence dans cet endroit, et je lui ai dit, “Jeremiah, je veux partir