Les Frères Sisters
paisible, comme sous lâemprise dâune drogue. Jâobservai Charlie. Son visage sâétait adouci et détendu  ; sa douleur et sa colère avaient disparu, oubliées. Il était bouleversé. Il me regarda dans les yeux et me sourit.
Â
Dans le monde immuable des faits et des chiffres, le scintillement de lâor dura approximativement vingt-cinq minutes, mais, en vérité, le temps que nous passâmes à fouiller la rivière ne fut ni bref ni long  ; il échappait en quelque sorte à la notion même de temps  : jâavais le sentiment que nous étions
hors
du temps  ; notre expérience était tellement exceptionnelle que nous fûmes transportés dans une dimension où les minutes et les secondes ne signifiaient rien, et nâexistaient pour ainsi dire même plus. Chez moi, ce sentiment nâétait pas seulement provoqué par la richesse que représentait tout cet or, mais également par la pensée que cette aventure était née dans lâesprit dâun seul homme, et bien que je nâeusse, jusque-là , jamais réfléchi à la notion dâhumanité, que je ne me fusse jamais demandé si jâétais heureux ou malheureux dâêtre un homme, jâéprouvai à présent une sorte de fierté à lâégard de lâesprit humain, de sa curiosité comme de sa persévérance. Je ne cessai de me féliciter dâêtre en vie, dâêtre moi-même. Lâor dans nos seaux rayonnait intensément, et lâéclat de la rivière répandait sa lumière sur les branches et les troncs alentour. Un vent chaud descendait dans la vallée et glissait à la surface de lâeau. Il me caressa le visage et fit danser mes cheveux devant mes yeux. Je nâai jamais été plus heureux quâà cet instant précis, et ne le serai jamais plus. Jâai, depuis, eu lâimpression que câétait trop de bonheur dâun coup, que les hommes ne sont pas faits pour connaître un tel degré de béatitude  ; ce moment a sans nul doute amenuisé les autres instants de joie que jâai pu connaître par la suite. Quoi quâil en soit, et rien nâest peut-être plus normal, câétait une sensation que nous ne pouvions éprouver trop longtemps. Ensuite, tout se mit à aller de travers. Tout devint sombre, et, dâune manière ou dâune autre, entra en relation avec la mort.
Â
En revenant vers la berge, Morris fit un faux pas et tomba du barrage dans la partie la plus profonde du cours dâeau. Il coula et ne refit point surface. Lâor ne brillait déjà plus  ; mon frère et moi étions assis sur le sable près du feu, nous nettoyant à la hâte avec lâeau et le savon que Warm avait préparés. Je dois dire quâen pénétrant dans la rivière je nâavais presque rien senti  ; entre les picotements provoqués par la froideur de lâeau et ma propre excitation, je nâavais rien remarqué de désagréable. Mais, dès que le scintillement de lâor se fut éteint, une obsédante sensation dâintense chaleur sâétait emparée de moi, concentrant toute mon attention. Je me dépêchai de mâasperger et de me frotter les mains, les jambes et les pieds. Charlie allait deux fois moins vite que moi, et je lui vins en aide quand jâeus terminé de mon côté. Je venais dâen finir avec ses jambes lorsque jâentendis Morris crier. Je levai les yeux et le vis qui tombait.
Charlie et moi accourûmes sur la rive, tandis que Warm gagnait le centre du barrage, son lourd seau à la main. Il regardait la rivière, impuissant, et Charlie lui cria de se servir du bâton de Morris, resté planté dans le barrage, pour le sortir de là , mais Warm parut ne rien entendre. Il posa son seau à ses pieds, et le visage sombre, reculant dâun pas, il sauta dans les eaux empoisonnées et refit surface, Morris sous le bras. Ce dernier était inerte mais respirait encore, les yeux clos, sa bouche béante pleine dâeau.
Tandis quâils sortaient de la rivière, Charlie et moi nous approchâmes pour leur venir en aide, mais Warm nous cria de ne pas les toucher, et nous obtempérâmes. Ils sâallongèrent sur le sable, haletants, épuisés, et je me précipitai pour aller chercher
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