Les Frères Sisters
la marmite dâeau et la rapporter sur la rive. Jâaspergeai dâabord Morris, qui gémit, puis Warm qui me remercia. Bientôt la marmite fut vide mais les deux hommes avaient encore besoin dâêtre lavés, donc Charlie et moi les traînâmes en amont et les immergeâmes dans les eaux pures et peu profondes. Jâallai chercher le savon et nous nous agenouillâmes avec eux pour les frotter et les rincer en leur disant que tout rentrerait bientôt dans lâordre, mais ils souffraient de plus en plus. Ils se tordaient, se raidissaient et étaient pris de tremblements, comme sâils étaient en train de brûler vifs, ce qui, je suppose, était le cas.
Nous les sortîmes de lâeau et je badigeonnai leurs visages et leurs crânes avec le reste du remède anesthésiant. Un voile grisâtre recouvrait leurs yeux, et Morris dit quâil ne voyait plus rien. Puis Warm affirma à son tour quâil était aveugle. Morris se mit à sangloter et Warm lui prit la main. Ils restèrent allongés là à pleurer, à geindre, à divaguer, puis soudain ils se mirent à hurler â tous les deux en même temps, comme si leurs douleurs étaient synchronisées. Je lançai à Charlie un regard discret signifiant, Que faut-il faire  ? Sans mot dire, il me répondit, Rien. Et il avait raison. à moins de les tuer, nous ne pouvions strictement rien pour eux.
Â
Morris mourut à lâaube. Charlie et moi lâabandonnâmes sur la berge et transportâmes Warm dans la tente. Il délirait, et pendant que nous lâallongions sur son lit de camp, demandait, «  Combien on a pris, Morris  ? Quelle heure est-il  ?  » Charlie et moi ne lui répondîmes pas. Nous le laissâmes seul pour dormir ou mourir. Le ciel était bas et couvert et nous dormîmes près du feu jusque dans lâaprès-midi. Quand il se mit à bruiner, je mâassis et remarquai deux choses  : premièrement, que le corps de Morris était raidi et exsangue et semblait aussi léger quâun morceau de bois flotté  ; et deuxièmement, que les castors étaient sortis de lâeau pour aller mourir sur la berge à quelques mètres du campement. Autrement dit, neuf castors morts gisaient alignés devant moi sur le sable. Ce spectacle avait quelque chose dâà la fois attrayant et repoussant, voire dâinquiétant. Les castors étaient couchés sur le ventre, les yeux fermés, leur chef au centre, légèrement en tête. Je les imaginai émergeant de lâeau en silence et avançant vers moi et mon frère tandis que nous dormions, et je frissonnai. Avaient-ils songé, dans leurs têtes de castors, à nous attaquer  ? à nous massacrer comme nous les avions massacrés avec nos maléfiques mixtures humaines  ? Dieu merci, je ne connaîtrais jamais la réponse à mes interrogations.
Jâétais désolé que Morris fût mort si peu de temps après avoir décidé dâabandonner le Commodore et de changer de vie. Je me demandai sâil avait eu, durant ses derniers instants, le sentiment que sa fin était méritée, sâil avait regretté dâavoir quitté son poste, sâil était mort rongé par les scrupules et la déception. Jâespérais que non, mais, songeant que cela avait probablement été le cas, jâéprouvai un élan de haine envers le Commodore pour lâinfluence que sa personne exerçait sur nos vies. Je le haïs comme je nâai jamais haï personne, et pris en mon for intérieur une décision le concernant. Je ne me sentis pas mieux après avoir pris cette décision, mais je savais que ce serait le cas quelque jour prochain, de sorte que mon état sâapaisa dans lâimmédiat, même si je regrettai amèrement au fond de moi que notre nuit de gloire partagée sâachevât si lamentablement.
Je me levai et examinai mes jambes. Quelques heures plus tôt, avant de mâendormir, jâavais eu peur de me réveiller et de les trouver couvertes dâampoules purulentes, mais ce nâétait pas le cas. Du milieu de la cuisse jusquâaux pieds, ma peau semblait brûlée comme après un coup de soleil, et était chaude au toucher  ; je ressentais une gêne, mais mon état nâavait rien à voir avec
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