Les Frères Sisters
rentré dans le rang, dans tous les sens du terme. Il faut que vous sachiez, Eli, que jâétais complètement déboussolé. En tant quâivrogne, jâavais lâhabitude de perdre une heure ou deux par-ci par-là , voire une soirée entière. Mais combien de temps avait-il fallu pour que je rejoigne lâarmée et que jâétablisse des relations avec les autres soldats, qui tous avaient lâair de bien me connaître  ? Comment se pouvait-il que je nâaie aucun souvenir dâun changement aussi radical  ? Jâai décidé de faire profil bas et de me fondre dans la masse jusquâà ce que jây voie un peu plus clair.
â Et vous avez réussi  ?
â Tout avait pour origine ce soldat plein dâentrain, qui sâappelait Jeremiah. De temps à autre, pour tromper lâennui, il aimait bien aller en ville et trouver le plus démuni des pochards. Il lui donnait à boire, lui soutirait des informations personnelles, puis, une fois que lâhomme avait complètement perdu le contrôle de lui-même, il le ramenait à la caserne, lui faisait enfiler un uniforme de soldat, et le mettait au lit. Voilà ce qui mâétait arrivé.
â Vous lui en avez voulu, de vous avoir piégé comme ça  ?
â Pas particulièrement, parce que le temps que je comprenne ce qui sâétait passé, jâétais assez heureux dâêtre là -bas. La vie militaire a apporté un grand nombre de changements positifs dans ma vie. Je devais me laver régulièrement, ce que je nâaimais pas au début, mais que jâai enduré patiemment, et ce retour à la propreté a fini par faire disparaître mon obsession des excréments. Jâétais nourri, et les lits de camp étaient confortables, les bâtiments suffisamment chauffés, et il y avait toujours un petit quelque chose à boire le soir. On jouait aux cartes et on chantait des chansons. Des sacrés gaillards, ces soldats. Une bande dâorphelins en fait, seuls au monde, qui passaient leur temps ensemble sans avoir grand-chose à faire. Ainsi, six ou sept mois se sont écoulés tranquillement, et je commençais à me demander comment jâallais pouvoir sortir de là lorsque jâai eu la chance de me lier dâamitié avec un lieutenant-colonel du nom de Briggs. Si je ne lâavais pas rencontré, nous ne serions pas assis vous et moi, à attendre de récolter les trésors de la rivière.
â Que sâest-il passé  ?
â Un soir, je passais devant sa chambre lorsque jâai remarqué que sa porte, qui était habituellement non seulement fermée mais verrouillée à double tour, était entrouverte. Comme nombre de soldats, jâétais curieux dâen savoir plus à son sujet, car contrairement à la plupart des officiers, qui vous écrasaient de leur autorité et vous aboyaient dessus, Briggs était timide et effacé. Câétait un homme frêle aux cheveux grisonnants et au regard rêveur, toujours isolé dans sa chambre à faire Dieu sait quoi. Les mystères sont rares dans lâarmée  ; je nâai pas pu mâempêcher dâaller voir de plus près. Jâai ouvert la porte et regardé autour de moi. Dites-moi, Eli, que croyez-vous que jâaie vu  ?
â Je ne sais pas.
â Cherchez.
â Je ne sais vraiment pas, Hermann.
â Vous nâêtes pas trop porté sur les devinettes, hein  ? Eh bien, dâaccord, je vais vous le dire. Jâai vu notre Briggs, debout, seul, absorbé dans ses pensées, vêtu dâune blouse en coton blanc. Sur la table étaient étalés devant lui des brûleurs, des vases à bec, et toute sorte de matériel de laboratoire. Un nombre incalculable de volumineux ouvrages étaient éparpillés dans la pièce.
â Câétait un chimiste  ?
â Du dimanche, et pas très doué, ai-je appris par la suite. Mais jâai été hypnotisé quand jâai vu son matériel. Sans savoir ce que je faisais, jâai continué à avancer et me suis planté comme paralysé devant son équipement. Briggs a fini par remarquer ma présence ébahie  ; il a rougi et mâa injurié en me réprimandant pour mon impertinence avant de mâordonner
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