Les Frères Sisters
sauvé. Il était à peine conscient de ma présence, mais malgré tout je ne voulais pas le laisser mourir seul. Charlie souleva le fait que nous ne connaissions pas la recette de la solution, et je lui répondis que je le savais pertinemment, mais que voulait-il que nous fassions  ? Que nous torturions un homme à lâagonie afin de lui soutirer les instructions et la liste détaillée des ingrédients  ? Dâune voix grave, il dit, «  Ne me parle pas comme ça, Eli. Jâai perdu la main avec laquelle je travaille, dans cette histoire. Je ne fais que te dire ce qui me traverse lâesprit. Après tout, Warm voudra peut-être nous transmettre la formule.  » Il regardait ailleurs en me parlant, et je ne lâavais jamais entendu sâexprimer de cette façon, même pas lorsque nous étions petits garçons. En fait, à lâentendre, je trouvais quâil me ressemblait. Il nâavait jamais connu la peur avant, en tout cas, pas que je mâen souvienne, mais à présent câétait le cas, et il ne savait ni ce que cela signifiait, ni comment lâappréhender. Je lui dis que je regrettais de lui être tombé dessus à propos de la formule, et il accepta mes excuses. Warm cria mon nom, et Charlie et moi pénétrâmes dans sa tente. «  Oui, Hermann  ?  » dis-je.
Il était couché sur le dos, et ses yeux regardaient en lâair. Sa poitrine se soulevait et sâaffaissait péniblement, et ses poumons sifflaient à chacune de ses laborieuses respirations. Il me dit, «  Je suis prêt à vous dicter lâépitaphe de Morris.  » Jâallai chercher du papier et un crayon, mâagenouillai près de lui et lui fis signe que jâétais prêt. Il hocha la tête, sâéclaircit la gorge et cracha en lâair un gros graillon qui décrivit un charmant arc de cercle avant dâatterrir au beau milieu de son front. Je crois quâil ne le remarqua pas, à moins quâil nâen eût cure. En tout cas, il ne lâessuya pas ni ne demanda quâon le fît et se mit à dicter  : «  Ci-gît Morris, un homme bon, et un ami. Bien que sachant apprécier toutes les délicatesses que compte la vie civilisée, jamais il ne renâcla face à lâaventure ou au dur labeur. Il est mort en homme libre, ce dont peu dâhommes peuvent se prévaloir. La plupart restent prisonniers de leur propre peur et de leur stupidité, et ne savent pas regarder en face ce qui ne va pas dans leur vie. Ils poursuivent leur existence, insatisfaits, sans jamais chercher à comprendre pourquoi, ni comment, ils pourraient améliorer leur quotidien, et meurent le cÅur sec et anémié. Et leurs souvenirs ne valent pas un sou, vous verrez ce que je veux dire. La plupart des gens sont des imbéciles, en vérité, mais Morris nâétait pas de ceux-là . Il aurait dû vivre plus longtemps. Il avait encore à donner. Et, si Dieu existe, câest un fils de pute.  » Warm marqua une pause. Il cracha à nouveau, mais cette fois par terre, à côté de lui. «  Dieu nâexiste pas  », dit-il et il ferma les yeux. Je ne savais pas sâil souhaitait que cette dernière phrase figurât sur lâépitaphe, et je ne lui posai pas la question, car je nâavais nullement lâintention de noter ce discours  : il me semblait évident quâil nâavait plus tous ses esprits. Néanmoins, je promis à Warm dâinscrire ses propos sur la tombe de Morris exactement comme il les avait dictés, et je crois que cela le consola. Il nous remercia, Charlie et moi, et nous quittâmes la tente pour nous asseoir près du feu. Se saisissant du poignet de sa main blessée, Charlie dit, «  Tu crois quâon peut y aller maintenant  ?  »
Je secouai la tête. «  Nous ne pouvons pas laisser Warm mourir seul.
â Cela pourrait lui prendre des jours pour mourir.
â Eh bien, nous resterons des jours, sâil le faut.  »
Nous nâen dîmes pas davantage à ce sujet, et ce fut à partir de là que notre lien fraternel se renouvela  : Charlie allait cesser dâêtre celui qui marchait toujours loin devant, et moi celui qui suivait tant bien que mal derrière. Ce qui ne veut pas dire que les rôles
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