Les Frères Sisters
celui que Morris avait connu, et je ne pensais pas quâil allait empirer.
Charlie dormait sur le dos, les yeux grands ouverts. Son pénis en érection se dressait sous son pantalon, ce que je pris pour un signe de bonne santé, même si je fis semblant de ne rien voir. Je pensai, Qui sait sous quelle forme nous adviennent les bons présages  ? Je soulevai le bas de son pantalon et vis que ses jambes étaient comme les miennes, rouges et lisses. En revanche, sa main était en très mauvais état  ; ses doigts violets étaient si enflés quâils semblaient sur le point dâexploser. Je me sentis seul face à ce tableau, avec les castors et le corps de Morris autour de moi  ; jâaurais voulu réveiller Charlie mais décidai quâil était préférable de le laisser se reposer.
Soudain je me rappelai que je ne mâétais pas lavé les dents depuis San Francisco. Je remontai le courant, mâaccroupis un peu plus loin au bord de lâeau, frottai ma langue, mes gencives et mes dents, avant de cracher la mousse à la surface de lâeau comme de la chevrotine. Jâentendis la voix de Warm et regardai en direction de la tente. «  Hermann  ?  » lançai-je, mais il ne dit rien de plus. Je me dirigeai vers les castors, les soulevai un par un les tenant par la queue, et les jetai dans lâeau au-delà du barrage. Ils étaient plus lourds que je ne lâaurais cru, et leurs queues avaient une texture qui rappelait plus un objet fabriqué par lâhomme que lâappendice dâun être vivant. Charlie, à présent assis, me regardait faire. Malgré la singularité de ma tâche, il ne fit aucun commentaire, et avait, en vérité, lâair de sâennuyer. Oubliant sa blessure, il leva les bras pour écraser une mouche entre ses mains qui tournait autour de son visage, et grimaça de douleur lorsque ses doigts sâentrechoquèrent. Je jetai dans lâeau le dernier castor et revins mâasseoir près de lui. Il essaya dâenlever son pansement de fortune, mais la chemise sâétait collée et avait séché sur sa chair fondue, et des lambeaux de peau se détachèrent de ses doigts tandis quâil tirait sur le tissu. Il nâavait pas lâair de souffrir â câest-à -dire pas plus quâil ne souffrait déjà  â, mais il parut effrayé et dégoûté, tout comme moi dâailleurs. Je lui dis quâil fallait imbiber lâensemble dans ce qui restait dâalcool avant dâenlever le pansement, et il me répondit quâil préférait manger dâabord. Je nous préparai un petit-déjeuner avec du café et des haricots. Jâapportai une assiette à Warm mais il dormait et je ne le réveillai pas. Son corps tout entier était violacé, et ses jambes étaient recouvertes dâampoules qui avaient toutes éclaté, laissant sur sa peau un liquide jaunâtre. Ses orteils étaient noirs, et lâodeur de la mort planait autour de lui  ; je pensai quâil mourrait probablement avant le coucher du soleil. Lorsque je sortis de la tente, Charlie était en train de verser de lâalcool dans lâune des marmites de Warm  ; dans une autre, quâil avait placée sur le feu, une chemise en coton tremblotait dans lâeau bouillante. Il avait pris la chemise dans la sacoche de Morris, mâannonça-t-il en me regardant comme sâil sâattendait à ce que je lui adresse des reproches. Naturellement, je nâen fis rien. Il plongea sa main dans lâalcool, et une grosse veine en forme de Y surgit et palpita sur son front. Il aurait voulu hurler, mais resta silencieux  ; lorsque la douleur sâatténua, il tendit sa main vers moi, et jâenlevai le pansement. La peau continuait à partir en lambeaux  : dâaprès moi, sa main était condamnée. Charlie la regardait, sans mot dire. Je retirai la chemise de Morris de lâeau avec un bâton  ; quand elle eût refroidi, jâen enveloppai la main de mon frère, en recouvrant les doigts cette fois, afin que nous ne les voyions plus et ne pensions plus à ce quâils signifiaient.
Je décidai dâenterrer Morris à lâécart de la rivière, là où le sable et la terre se mêlaient. Il me fallut plusieurs heures pour accomplir cette
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