Les Frères Sisters
furent inversés mais que, tout simplement, ils ont été anéantis. Depuis ce jour, nous nous sommes montrés â et nous nous montrons encore aujourdâhui  â très vigilants quant à notre relation, de peur, pour chacun de nous deux, de froisser lâautre. Quant à notre précédent mode de fonctionnement, je ne saurais dire pourquoi il disparut soudain, pourquoi il sâéteignit brusquement, comme la flamme dâune bougie quâon souffle. Naturellement, dès cet instant, jâéprouvai une certaine nostalgie de nos rapports antérieurs, au moins en théorie ou par pur sentimentalisme. Mais la question ne cesse de me tarauder  : quâest devenu mon intrépide frère  ? Je ne saurais donner de réponse, je sais seulement quâil nâest plus là et quâil nâest pas encore revenu.
Il sâavéra que nous nâeûmes pas à attendre des jours pour voir mourir Warm, mais seulement quelques heures. La nuit était tombée et Charlie et moi étions paresseusement vautrés près du feu, lorsque nous entendîmes Warm dire, dans un filet de voix, «  Y a quelquâun  ?  » Charlie ayant refusé dây aller, jâentrai seul dans la tente.
La dernière heure de Warm avait sonné. Il le savait, et il avait peur. Va-t-il devenir croyant pour passer de lâautre côté, et implorer Dieu de lâenvoyer au paradis  ? me demandai-je. Mais non, lâhomme était trop sincèrement incroyant pour souscrire à une lâcheté de dernière minute. Il ne désirait pas me parler, mais demandait à voir Morris, car il avait oublié que ce dernier était mort.
«  Pourquoi nâest-il pas là  ? croassa-t-il
â Il est mort ce matin, Hermann, vous ne vous en souvenez pas  ?
â Morris  ? Il est mort  ?  » Son front se plissa et sous lâeffet de lâangoisse sa bouche sâouvrit et se figea  ; jâentrevis ses gencives ensanglantées. Il se détourna en respirant par à -coups, comme si ses poumons étaient obstrués. Je bougeai les pieds et il se retourna vers le son en demandant, «  Qui est là  ? Câest Morris  ?  »
Je lui répondis, «  Oui, câest Morris.
â Oh, Morris  ! Où étais-tu tout ce temps  ?  » Il avait lâair si profondément soulagé et touché, que lâémotion me serra la gorge.
«  Je ramassais du bois pour le feu.  »
Warm, ragaillardi  : «  Comment ça  ? Du bois pour le feu  ? Pour nous ravitailler en combustible  ? Bonne idée. Nous ferons un feu de joie ce soir, pour éclairer toute lâopération. Ce sera parfait pour nous y retrouver dans tous nos seaux dâor, hein  ?
â Ce sera parfait, acquiesçai-je.
â Et les autres  ? sâenquit-il. Où sont-ils partis  ? Jâai remarqué que ce Charlie nâaime pas trop travailler.
â Non, il préfère observer les autres.
â La propreté, ce nâest pas son truc, hein  ?
â Non.
â Mais en fin de compte, câest un brave homme, tu ne peux pas dire le contraire.
â Câest un brave homme, Hermann, tu as raison.
â Et lâautre, Eli, où est-il  ?
â Il est là dehors, quelque part.
â Il fait des rondes  ? Il veille sur le campement  ?
â Il est dehors dans le noir.  »
Baissant la voix, il chuchota, «  Eh bien, je ne sais pas ce que tu en penses, mais je lâaime vraiment bien, celui-là , maintenant.
â Oui, et je sais quâil tâaime bien aussi, Hermann.
â Quoi  ?
â Je dis que je sais quâil tâaime bien aussi.
â Est-ce que jâentends de la jalousie dans ta voix  ?
â Non  !
â Je suis très flatté  ! Tous ces hommes qui mâentourent à présent, qui sont des gens bien et honorables. Je me suis senti tellement rejeté, et pendant si longtemps.  » à ces mots, ses lèvres sâincurvèrent sous lâeffet dâune tristesse douce-amère et il ferma les yeux. Des larmes perlèrent au coin de ses paupières closes, et je les essuyai avec mes pouces. Après quoi Warm garda les yeux fermés, pour
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