Les Frères Sisters
tâche, avec une pelle à manche court, que je pris dans les affaires de Warm. Je nâai jamais compris pourquoi un tel outil existait, quand on peut utiliser sa cousine à manche long. Quoi quâil en soit, creuser une tombe avec ce genre dâinstrument fut une torture absolue. Charlie mâaida à traîner le corps sur la plage et à le jeter dans le trou. Le reste du temps, il resta pour lâessentiel assis dans son coin sauf quand il marcha à deux reprises le long de la rivière en remontant le courant, et que je le perdis de vue. Je ne lui fis aucune remarque, mais il demeura à mes côtés tandis que je rebouchais le trou.
Nous détenions toujours le journal de Morris (pourquoi ne le lui avions-nous pas rendu tant quâil était vivant  ? Nous nây avions pas pensé, voilà tout), et je nâarrivai pas à décider si je devais ou non lâenterrer avec lui. Je demandai à Charlie son avis, mais il me dit quâil nâen avait pas. Pour finir, je décidai de garder le cahier, me disant que cette histoire était unique, et quâil valait mieux conserver ces mots afin de pouvoir les partager. Le corps recroquevillé de Morris au fond du trou faisait peine à voir  : sale, violet, infâme. Ce nâétait plus Morris, mais je mâadressai à la chose comme sâil sâétait bien agi de lui, disant, «  Je suis désolé, Morris, je sais que vous auriez préféré une cérémonie plus raffinée. Votre courage nous a impressionnés, mon frère et moi, et, pour autant que cela signifie quelque chose, vous avez droit à notre respect à tous deux.  » Mon discours laissa Charlie de marbre. Je nâétais pas sûr quâil lâeût écouté, de toute façon. Jâavais peur dây avoir mis trop dâemphase. Je nâavais pas lâhabitude de parler en public, cela va sans dire. Je me souvins de la
bomboniera,
que la comptable de Mayfield mâavait donnée, et la sortis de la poche de mon manteau pour la jeter dans le trou avec Morris  : un beau geste, de mon point de vue. Elle vint sâétaler sur sa poitrine, brillante, bleue, et délicate. Je demandai à Charlie sâil fallait mettre une croix pour indiquer la tombe et il me répondit de poser la question à Warm. Dans la tente, Warm était réveillé et plus ou moins conscient. «  Hermann  », dis-je. Ses yeux couverts dâun voile blanc clignèrent, et «  regardèrent  » dans ma direction. «  Qui est là  ? demanda-t-il.
â Câest Eli. Comment vous sentez-vous  ? Je suis heureux dâentendre votre voix.
â Où est Morris  ?
â Morris est mort. Nous lâavons enterré en amont de la rivière. Pensez-vous que nous devrions poser une croix, ou bien laisser sa tombe comme ça  ?
â Morris⦠est mort  ?  » Il se mit à secouer la tête et à sangloter en silence. Je sortis de la tente.
«  Alors  ? dit Charlie.
â Je lui demanderai plus tard.  »
Jâen avais assez de voir des hommes pleurer.
Â
Nous rassemblâmes toute la récolte en or, ce qui représentait un seau presque entier entre ce que nous avions pris à nous quatre, et ce que Morris et Warm avaient ramassé précédemment. Il y avait là une fortune, et je pouvais à peine soulever le seau tout seul. Je demandai à Charlie de le soupeser, mais il me répondit quâil nâen avait pas envie. Je lui dis que câétait très lourd, et il me répondit quâil nâen doutait pas.
Dans un élan de pragmatisme, et songeant malgré moi à lâavenir, jâinspectai le cheval de Morris. Câétait un animal solide, et avec un petit pincement de culpabilité, je posai ma selle sur son dos et le montai dans les eaux peu profondes de la rivière. Il était facile, et avait quelque chose dâélégant. Je ne ressentais rien de particulier pour lui, mais me dis que cela viendrait avec le temps. Je le conquerrais avec la gentillesse, le sucre et la confiance. «  Je vais adopter le cheval de Morris, dis-je à Charlie.
â Ah  », répondit-il.
Warm était trop mal en point pour être transporté, et de toute façon, je ne crois pas quâil aurait pu être
Weitere Kostenlose Bücher