Les Frères Sisters
le temps de glisser les quarante dollars de Mayfield dans la poche de sa robe. Je lui lançai à la cantonade que je la reverrais à mon retour, mais elle ne répondit pas et je restai seul, avec mes pensées qui allaient et venaient, et mouraient. Je nâavais pas envie de rentrer, et préférai continuer à marcher. Jâaperçus une rangée de maisons en retrait de la rue principale, et partis dans cette direction.
Â
Je rencontrai une petite fille de sept ou huit ans, élégamment vêtue, qui se tenait droite devant la clôture du jardin dâune pittoresque maison fraîchement peinte. Elle regardait la bâtisse dâun air méchant ou dâintense dégoût  : elle fronçait les sourcils, les poings serrés, et elle pleurait en silence. Lorsque je mâapprochai dâelle pour lui demander ce qui nâallait pas, elle me répondit quâelle avait fait un cauchemar.
«  Tu viens de faire un cauchemar  ? mâétonnai-je, car le soleil était haut dans le ciel.
â Non, cette nuit. Je lâavais oublié, jusquâà maintenant, quand ce chien me lâa rappelé.  » Elle désigna du doigt un gros chien couché de lâautre côté de la clôture. Je fus surpris quand je vis ce qui ressemblait à la patte du chien gisant à ses côtés, mais en y regardant de plus près je me rendis compte quâil sâagissait du fémur dâun agneau ou dâun veau, un os à ronger encore couvert de viande et de cartilage. Je souris à la fillette.
«  Jâai cru que câétait la patte du chien  », dis-je.
La petite fille essuya les larmes sur ses joues. «  Mais
câest
la patte du chien.  »
Je secouai la tête et montrai du doigt lâanimal. «  Il est couché sur sa patte, tu ne vois pas  ?
â Non. Regardez.  » Elle siffla  ; le chien sâéveilla et se dressa, et je mâaperçus quâil lui manquait véritablement la patte au niveau de lâos qui se trouvait par terre, mais la peau de lâanimal avait cicatrisé depuis longtemps. Câétait une vieille blessure, et bien que perturbé, je poursuivis  : «  Ce que tu vois par terre, câest le fémur dâun agneau, pas celui du chien. Ne vois-tu pas quâil a perdu sa patte il y a un certain temps, et quâil nâa plus mal  ?  »
Mes propos fâchèrent la petite fille, et elle me regardait à présent avec le même air méchant que jâavais surpris sur son visage lorsquâelle observait la maison. «  Mais si, il a mal, insista-t-elle. Ce chien a bel et bien mal  !  »
Je fus décontenancé par la violence de ses mots et de sa colère  ; je mâécartai dâelle. «  Tu es une petite fille bizarre, dis-je.
â La vie sur terre est bizarre  », répliqua-t-elle. Je ne sus que répondre. Quoi quâil en fût, jâavais rarement entendu quelque chose dâaussi véridique. La petite fille poursuivit, dâune voix douce et innocente  : «  Mais vous ne mâavez rien demandé sur mon rêve.
â Tu as dit que câétait à propos de ce chien.
â Mais il nây avait pas que le chien. Jâai aussi rêvé de la clôture, de la maison, et de vous.
â Jâétais dans ton rêve  ?
â Il y avait un homme. Un homme que je ne connaissais pas et qui mâétait indifférent.
â Câétait un homme gentil, ou malintentionné  ?  »
Elle chuchota  : «  Câétait un homme protégé.  »
Aussitôt je pensai à la sorcière gitane, à la porte de sa cabane, et au collier. «  Comment était-il protégé  ? demandai-je. Protégé de quoi  ?  »
Mais elle ne répondit pas à ma question et poursuivit  : «  Je venais ici voir ce chien, que je déteste. Et alors que je lui donnais du poison pour le tuer, un nuage dâun gris sombre et gros comme un poing est apparu. Il tourbillonnait et grossissait à vue dâÅil. Il nâa pas tardé à être aussi gros que la maison, et le vent qui sâen échappait, un vent très froid, me brûlait le visage.  » Elle ferma les yeux et leva la tête vers le
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