Les Frères Sisters
bout de dix, je décidai que les trappeurs nâavaient pas entendu mon coup de feu. Ils nâétaient pas dans leur chambre, ou bien jâavais fait feu dans une chambre qui nâétait pas la leur. Lâaventure tournait court. Je me lavai les dents, me mis au lit et mâendormis.
Â
Le lendemain matin il faisait beau, jâétais allongé dans le lit et par la fenêtre ouverte une douce brise me caressait le visage. Jâétais entièrement habillé, et la porte était verrouillée. La comptable était-elle revenue durant la nuit pour me protéger  ? Jâentendis une clé dans la serrure et elle entra, sâassit au bord du lit, et sourit. Je demandai des nouvelles de Charlie et elle mâapprit quâil se portait bien. Elle me proposa dâaller me promener avec elle, et même si elle avait encore la mine dâune morte vivante, elle sentait bon, était poudrée de frais et ne semblait pas mécontente de me voir. Je mâextirpai du lit, mâapprochai de la fenêtre, et me penchai pour regarder la rue en contrebas. Des hommes et des femmes allaient et venaient et se saluaient, sâinclinant et soulevant leurs chapeaux. La femme sâéclaircit la gorge et dit, «  Hier soir vous me disiez que vous ne saviez pas que penser de moi. à présent, câest moi qui ne sais pas que penser de vous.
â Que voulez-vous dire  ?
â Pour commencer, pourquoi diantre avez-vous tiré dans le sol  ?
â Je mâen veux pour ça, admis-je. Je regrette de vous avoir fait peur.
â Mais pourquoi lâavoir fait  ?
â Parfois, quand je bois trop et que je me sens un peu triste, quelque chose au fond de moi voudrait mourir.  » Je pensai, Qui exhibe à présent son mouchoir plein de sang  ?
«  Pourquoi vous sentiez-vous triste  ?
â Pourquoi les gens se sentent-ils tristes  ? Ãa vous tombe dessus parfois.
â Mais vous étiez heureux lâinstant dâavant, puis soudain tout a basculé.  »
Je haussai les épaules. Jâaperçus dans la rue un homme dont le visage me sembla familier, mais que je nâarrivais pas à resituer. Il marchait dâun pas lourd, apparemment sans but précis, et avait lâair hébété. «  Je connais cet homme  », dis-je en le désignant du doigt. La femme sâapprocha de moi pour voir, mais lâhomme avait disparu. Elle ajusta sa robe et demanda, «  Vous venez vous promener avec moi, ou pas  ?  »
Je mastiquai un peu de poudre pour les dents, et elle me mena dans le couloir en me tenant par le bras. Tandis que nous passions devant la porte ouverte du salon de Mayfield, jâaperçus le patron qui dormait, le visage posé sur le bureau, la tête et les bras entre les bouteilles vides, les mégots de cigare et les trois clochettes renversées. Une catin corpulente complètement dénudée était étalée par terre sur le dos, à côté de lui. Son visage était détourné, et je mâarrêtai pour observer son corps endormi, sa poitrine et son estomac se soulevant et sâabaissant au rythme de sa respiration. Câétait lâimage même de la débauche, et je fus interloqué à la vue de son bas-ventre aux poils emmêlés et aplatis. Je remarquai mon chapeau qui était suspendu aux bois dâune tête dâélan accrochée au mur du fond, et je traversai la pièce pour le récupérer. Alors que je revenais sur mes pas, en époussetant la cendre qui recouvrait les bords de mon chapeau, je trébuchai et tombai par terre. Je mâétais pris les pieds dans la structure sur laquelle était tendue la fourrure qui, je mâen rendis compte alors, avait disparu. Sans même prendre la peine de la détacher, on lâavait grossièrement découpée à la va-vite. Je regardai la comptable, qui se tenait dans lâembrasure de la porte  ; elle avait les yeux fermés, et elle dessinait lentement des cercles avec sa tête. Je me dis, Cette femme est prisonnière du poids de ses fardeaux.
Â
La route était boueuse et jonchée de flaques profondes, et pour traverser nous dûmes marcher tant bien que mal sur une série de planches en bois, ce qui amusait la femme, dont le rire clair et sonore résonnait dans
Weitere Kostenlose Bücher