Les Frères Sisters
lâair frais du matin. Son rire et lâair frais, pensai-je. Voilà tout ce dont jâai besoin pour me changer les idées. Il est étrange de songer que ce fut pour moi une aventure, moi qui en ai connu tant, et de particulièrement dangereuses, mais jâétais là , à tenir sa main et à lâaider à avancer sur les planches branlantes  ; la nausée nâétait jamais bien loin, mais cela ne fit que rendre encore plus comique, et donc joyeuse, cette péripétie. Le temps dâarriver de lâautre côté de la route, mes bottes étaient couvertes de boue, mais les siennes nâavaient pas la moindre tache, et elle prononça le mot «  Merci  ». En sécurité et au sec sur le trottoir en bois, elle continua à me tenir le bras pendant une demi-douzaine de pas, puis me lâcha pour se recoiffer. Il nây avait, je pense, aucune raison particulière quâelle relâche son étreinte, ni quâelle lâeût fait par souci du bon goût et de la bienséance. Je pense quâelle appréciait sentir mon bras et quâelle aurait voulu le tenir plus longtemps. Câest en tout état de cause ce que je souhaitais croire.
Je demandai, «  Comment ça se passe avec Mayfield  ?
â Il me paie plutôt bien, mais il nâest pas facile à vivre. Il veut toujours avoir raison. Câétait un homme bien, avant quâil ne fasse fortune.
â On dirait quâil dépense sa fortune à toute allure. Peut-être quâil redeviendra lâhomme quâil était quand il ne lui en restera plus.
â Il changera, mais il ne sera jamais plus lâhomme quâil était. Il deviendra encore un autre homme. Et je pense que celui-là sera encore moins aimable que celui quâil est maintenant.  » Je demeurai silencieux et elle ajouta, «  Oui, il nây a pas grand-chose à ajouter.  » Un moment sâécoula, et elle sâapprocha pour me prendre le bras derechef. Je me sentis fier, et je marchai dâun pas plus assuré. Je dis, «  Pourquoi ma porte était-elle fermée ce matin  ? Ãtes-vous revenue me voir durant la nuit  ?
â Vous ne vous souvenez pas  ? demanda-t-elle.
â Je regrette, mais non.
â Cela me fait de la peine.
â Allez-vous mâexpliquer ce qui sâest passé  ?  »
Elle réfléchit un moment, et dit, «  Si vous voulez vraiment le savoir, vous vous en souviendrez par la seule force de votre esprit.  » Songeant à quelque chose, elle partit dâun rire cristallin.
â Votre rire est frais comme lâeau vive  », dis-je. Je sentis mon cÅur se serrer à ces mots, et jâaurais facilement pu fondre en larmes  : étrange.
«  Vous êtes tellement sérieux tout à coup, me dit-elle.
â Pas seulement  », dis-je.
Lorsque nous atteignîmes lâextrémité de la ville, nous franchîmes une autre rangée de planches, et reprîmes la direction de lâhôtel. Je pensai à ma chambre, au lit dans lequel jâavais dormi  ; jâimaginai lâempreinte que mon corps avait laissée sur les couvertures. Soudain, je me souvins, et mâexclamai, «  Câest lâhomme en pleurs  !
â Qui ça  ? demanda la femme.
â Lâhomme que jâai aperçu par la fenêtre et qui me disait quelque chose. Je lâai rencontré dans lâOregon il y a quelques semaines. Mon frère et moi venions de quitter Oregon City et nous avons rencontré un homme seul qui marchait en tenant son cheval par la bride. Il était en grande détresse, mais nâa pas accepté notre aide. Sa peine était profonde et lui avait fait perdre la raison.
â Avez-vous pu remarquer si les choses sâétaient améliorées pour lui  ?
â Apparemment pas.
â Pauvre hère.
â Il voyage à bonne allure pour un homme désespéré qui marche à pied.  »
Elle sâarrêta un instant, et lâcha mon bras.
«  Hier soir vous avez évoqué des affaires pressantes à San Francisco  », dit-elle.
Jâacquiesçai  : «  Nous sommes à la poursuite dâun homme du nom de Hermann Warm. Dâaprès nos informations, il vit
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