Les Frères Sisters
jugement  ? Quoi quâil en soit, un jour elle est ma meilleure amie, et quelques jours plus tard ma pire ennemie.
â Et quel est votre sentiment ce matin  ? mâenquis-je.
â Là , je suis entre deux. De manière générale, je vais plutôt bien, merci.  »
Charlie dit, «  Comment se fait-il que ces vaisseaux nâaient pas été pillés  ?
â Oh, nombre dâentre eux lâont été. Ceux qui sont restés intacts sont soit gardés par leurs capitaines obstinés soit ont des cargaisons sans valeur. Personne ne sâintéresse au blé ou au coton en ce moment. Ou presque personne, devrais-je dire.  » Il désigna du doigt un homme seul à bord dâune barque dans la baie, qui ramait entre les grands navires. Sa petite embarcation était grossièrement surchargée, et il sâemployait à ramer avec précaution afin de ne pas chavirer. «  Ce type là -bas sâappelle Smith. Je le connais plutôt bien. Que fera-t-il quand il accostera  ? Il chargera ses lourdes caisses sur le dos de sa mule malingre, et les portera chez Millerâs. Miller donnera à Smith un prix dérisoire en échange de cette marchandise, et lâargent de ce travail de galérien disparaîtra en une seule partie de cartes, ou lui paiera à peine un repas. Avez-vous eu lâoccasion de dîner dans notre bonne ville  ? Mais non, je le saurais si câétait le cas, car vos visages seraient exsangues et vous ne cesseriez de blasphémer entre vos dents.  »
Charlie dit, «  Jâai payé vingt-cinq dollars pour une fille à Mayfield.  »
Lâhomme rétorqua, «  Vous paierez la même somme ici pour vous asseoir au bar avec elle. Pour coucher avec, il faudra lâcher un minimum de cent dollars.
â Qui paierait une telle somme  ? demandai-je.
â On fait la queue ici pour la payer. Les putains travaillent quinze heures dâaffilée, et il paraît quâelles gagnent des milliers de dollars par jour. Vous devez comprendre, messieurs, quâéconomiser son argent et le dépenser à bon escient sont deux traditions qui ont disparu ici. Ãa nâexiste plus, tout simplement. Par exemple, la dernière fois que je suis rentré de mon placer, jâavais un bon petit sac de paillettes dâor, et même si je savais que câétait pure folie, jâai décidé de mâoffrir un souper plantureux dans le restaurant de la ville le plus cher que jâaie pu trouver. Je venais de passer trois mois à dormir dehors et à me nourrir de truites, de graisse de porc et encore de truites. Jâavais les reins brisés dâavoir tant travaillé, et jâavais désespérément besoin de chaleur, de confort, de douceur, à nâimporte quel prix. Et câest ainsi que jâai bu de la bière et mangé de la viande, des pommes de terre, et de la glace, un repas plutôt copieux sans toutefois être particulièrement savoureux, et pour ce souper, qui mâaurait coûté peut-être cinquante cents dans ma ville natale, jâai déboursé la somme de trente dollars.
Charlie était indigné. «  Seul un idiot paierait une telle somme.
â Je suis bien dâaccord, dit lâhomme. Dâaccord à cent pour cent. Et heureux de vous souhaiter la bienvenue dans une ville exclusivement peuplée dâidiots. Par ailleurs, jâespère que lorsque vous vous transformerez vous-même en idiot, lâexpérience ne sera pas trop désagréable.  »
Le long de la plage à environ un kilomètre, je remarquai un énorme système de poulies fait de hauts poteaux et de grosses cordes, qui se dressait au bord de lâeau. Grâce à cet assemblage, on était en train de haler sur le rivage un bateau à vapeur. Un homme en costume noir avec un chapeau noir à large bord fouettait des chevaux qui faisaient tourner un cabestan. Je demandai à lâhomme au poulet le but de cette opération, et il expliqua, «  Voici quelquâun qui a autant dâambition que Smith, mais qui, en plus, fait marcher sa tête. Lâhomme au chapeau sâest approprié ce bateau, qui était abandonné, et il est en train de le mettre à sec sur une bande de terre quâil a eu la bonne idée dâacheter
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