Les Frères Sisters
véhémence, «  Je sens que la chance mâa quitté, câest un fait  », poursuivit-il. Il avait lâair pitoyable avec sa petite bourse dont il pinçait du doigt les cordons comme on tient une souris morte par la queue. Nous lâaccompagnâmes dehors et le regardâmes rajuster ses vêtements et ses sacoches. Il donna lâimpression de vouloir faire un discours, mais que les mots ne lui vinssent pas ou quâil nous jugeât indignes de les entendre, il garda le silence. Il enfourcha le cheval et sâéloigna après nous avoir fait un bref signe de tête et jeté un regard qui disait, «  Je ne vous aime pas, vous autres.  » Nous regagnâmes le sous-sol pour compter le contenu du coffre. Nous partageâmes et empochâmes les billets dont le montant sâélevait à mille huit cents dollars. Lâor sâavérant trop lourd à transporter, nous le cachâmes sous le gros poêle installé sur une palette de bois dans le coin le plus éloigné du sous-sol. Nous dûmes démonter le conduit de cheminée en étain pour déplacer le poêle, et une pluie de suie noire nous tomba dessus  ; mais quand nous eûmes fini, je me dis quâaucune âme jamais ne trouverait notre trésor, car personne ne songerait à regarder dans un tel endroit. Il y avait pour environ quinze mille dollars de métal précieux  ; ma part multipliait par trois mes économies, et, tandis que nous remontions les escaliers pour quitter ce sous-sol crasseux et gagner la lumière, jâétais partagé entre la joie suscitée par ce coup de chance et un sentiment de vide, car mon bonheur nâétait pas complet  ; ou plutôt de la peur que ma joie fût forcée ou fausse. Je songeai, Peut-être que lâhomme nâest pas censé être vraiment heureux. Peut-être que cela nâexiste pas dans notre monde, après tout.
Nous parcourûmes les couloirs de lâhôtel  ; les filles de joie étaient en effervescence depuis quâelles avaient appris que Mayfield était parti, avec une blessure à la tête, et que les trappeurs avaient disparu. Jâaperçus la catin de Charlie, à peine moins verdâtre que tantôt, et la pris à part pour lui demander où était la comptable.
«  On lâa emmenée chez le médecin.
â Est-ce quâelle va bien  ?
â Je suppose. Ils sont tout le temps en train de lâemmener là -bas.  »
Je glissai cent dollars dans sa main. «  Je veux que tu lui donnes ça quand elle sera de retour.  »
Elle regarda lâargent fixement. «  Dieu du ciel tout-puissant.
â Je reviendrai dâici deux semaines. Si jâapprends quâelle nâa pas eu cet argent, il y aura un prix à payer, tu comprends  ?
â Monsieur, je ne faisais que me tenir là , dans ce couloir.  »
Je lui tendis une pièce de vingt dollars. «  Ãa, câest pour toi.  »
Elle glissa la pièce dans sa poche. Ses yeux se perdirent dans la direction où Charlie avait disparu, et elle dit, «  Jâimagine que votre frère ne me donnera pas cent dollars, à moi.
â Non, je ne crois pas.
â Câest vous qui avez tout le sang romantique, câest ça  ?
â Nous sommes du même sang, mais nous nâen faisons pas le même usage.  »
Je tournai les talons et mâéloignai. Jâavais fait quelques pas quand elle me demanda, «  Et me direz-vous ce quâelle a fait pour mériter ça  ?  »
Je mâarrêtai, réfléchis, et répondis, «  Elle était jolie, et elle a été gentille avec moi.  »
à lâexpression du visage de cette pauvre catin, je compris quâelle ne savait que penser de ce que je venais de dire. Elle rentra dans sa chambre, claqua la porte, et hurla par deux fois.
Â
Nous quittâmes la ville et longeâmes la rivière. Nous étions en retard de plusieurs jours à notre rendez-vous, mais aucun de nous deux ne semblait sâen inquiéter. Jâétais en train de répertorier et de revivre les événements des trente-six dernières heures, quand Charlie se mit à glousser. Tub et moi allions en tête  ; sans me retourner, je lui demandai ce quâil y avait de si
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