Les Frères Sisters
amusant.
«  Je pensais au jour où Père est mort.
â Et alors  ?
â Toi et moi, on était assis dans le champ derrière la maison en train de déjeuner quand je lâai entendu se disputer avec maman. Tu te souviens de ce quâon mangeait  ?
â Mais de quoi tu parles  ? demandai-je.
â On mangeait des pommes. Mère nous les avait enveloppées dans un morceau de tissu et nous avait envoyés dehors. Je crois quâelle savait quâils allaient se disputer.
â Le tissu était dâun rouge délavé, dis-je.
â Câest vrai. Et les pommes étaient vertes et pas mûres. Je me souviens que tu avais fait la grimace en les mangeant, et jâai été surpris que tu y prêtes attention, tu étais si jeune.
â Je me rappelle quâelles étaient amères.  » Le souvenir de ce moment était si vif que je fis spontanément la moue, et avalai ma salive.
Charlie dit, «  Câétait la journée la plus chaude dâune très grosse vague de chaleur, et nous étions assis là dans lâherbe haute en train de manger et dâécouter Père et Mère se crier dessus. Ou bien moi jâécoutais. Je ne sais pas si tu avais remarqué quoi que ce soit.  »
Cependant, tandis quâil parlait, lâhistoire se précisait dans mon esprit. «  Je crois que jâavais remarqué  », dis-je. Puis jâen fus certain. «  Il y a eu quelque chose de cassé, non  ?
â Oui, dit-il. Tu te souviens vraiment.
â Quelque chose sâest cassé, et elle a hurlé.  » Ma gorge commença à se nouer, et je dus retenir mes larmes.
«  Père a cassé la fenêtre dâun coup de poing puis il lâa frappée sur le bras avec le manche de la hache. Je crois quâil était devenu fou. Il avait déjà frôlé la folie auparavant, mais quand je suis retourné dans la maison pour aider Mère, jâai eu le sentiment quâil était complètement dément. Il ne mâa pas reconnu lorsque je suis entré avec mon fusil.
â Comment se fait-il que les gens deviennent fous  ?
â Ãa arrive, câest tout.
â Peut-on vraiment perdre lâesprit et redevenir normal ensuite  ?
â Pas complètement. Non, je ne crois pas.
â Jâai entendu dire que câétait héréditaire, que câest le père qui transmettait la folie aux enfants.
â Je nây ai jamais pensé. Pourquoi  ? Tu te sens fou, parfois  ?
â Parfois je me sens impuissant.
â Je ne crois pas que ce soit la même chose.
â Espérons  ».
Il dit, «  Tu te souviens de mon premier fusil  ? Celui que Père appelait ma sarbacane  ? Il a arrêté de sâen moquer quand jâai commencé à lui tirer dessus avec.  » Charlie sâinterrompit. «  Jâai tiré deux fois, une balle dans le bras et une autre dans la poitrine, et câest alors quâil est tombé par terre. Il est resté là , allongé, à me cracher dessus, encore et encore⦠à cracher et à jurer et à me haïr. Je nâai jamais vu une telle haine de ma vie, ni avant ni depuis. Notre père, étendu là , qui toussait un sang épais et me le crachait à la figure. Mère était assommée. Elle avait une vilaine fracture au bras, et elle sâétait évanouie de douleur. Câest une bénédiction, je suppose, quâelle nâait pas vu son fils tuer son mari. Quand la tête de Père est finalement retombée et quâil est mort, je lâai traîné hors de la maison, jusquâà lâécurie, et le temps que je revienne, Mère sâétait réveillée et était folle de douleur et de peur. Elle nâarrêtait pas de dire, âà qui est ce sang  ? à qui est ce sang par terre  ?â Je lui ai répondu que câétait le mien. Je ne savais pas quoi dire dâautre. Je lâai aidée à se lever, à sortir, et à monter dans le chariot. Le chemin était long jusquâà la ville, et elle hurlait à chaque bosse sur la route. Son avant-bras était plié comme un chevron, ou comme un fusil ouvert pour être chargé.
â Que sâest-il
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