Les Frères Sisters
passé ensuite  ? demandai-je, car je ne mâen souvenais pas.
â Le temps de lui trouver des médicaments, de lui mettre une attelle et lâaprès-midi était déjà bien avancé. Et ce nâest que sur le chemin du retour que je me suis souvenu de toi.  » Il toussa. «  Jâespère que tu ne tâen sens pas blessé, mon frère.
â Non.
â Jâétais déstabilisé. Et toi, tu étais toujours dans ton petit monde imaginaire, tranquille dans ton coin. Mais comme je disais, il faisait très chaud ce jour-là . Et bien sûr, dès que je tâavais laissé, tu avais enlevé ton bonnet. Et tu étais resté là assis au soleil quatre ou cinq heures durant, avec tes cheveux clairs et ta peau blanche. Mère dormait dans le chariot, droguée, et je lâai laissée là pour me précipiter et voir comment tu allais. Je nâavais pas pensé que tu puisses prendre un coup de soleil  : jâavais peur quâun coyote soit passé par là et tâait dévoré, ou que tu sois descendu à la rivière et que tu te sois noyé. Donc jâétais très soulagé de te retrouver assis là , en un seul morceau. Et jâai dévalé la pente pour aller te chercher. Tu étais aussi rouge et brûlé quâon puisse lâêtre. Tes yeux étaient injectés de sang. Tu es resté aveugle pendant deux semaines, et tu as pelé. Ta peau se détachait en lambeaux telles les couches dâun oignon. Et voilà , Eli, pourquoi tu as des taches de rousseur.  »
Â
De prime abord, je ne compris pas comment le port était organisé. Il y avait tant de navires à lâancre que leurs mâts semblaient inextricablement emmêlés  ; des centaines de mâts, si densément assemblés quâon avait lâimpression de voir une forêt de troncs tanguer au gré de la houle. Charlie et moi nous frayâmes un chemin jusquâau bord de lâeau  ; tout nâétait que chaos autour de nous  : des hommes de tous âges et toutes races se précipitaient, criaient, poussaient, se battaient  ; des vaches et des moutons avançaient dans un sens ou dans lâautre  ; des chevaux tiraient des chariots chargés de bois et de briques sur une route boueuse jusquâau sommet de la colline, et le martèlement des travaux résonnait depuis la ville jusquâà la mer. Des rires fusaient, qui ne me donnaient pas lâimpression dâêtre gais, mais me semblaient plutôt chargés dâexcitation et dâagressivité. Tub était nerveux, et moi aussi. Je nâavais jamais rien vu de tel, et je me demandai comment nous allions pouvoir trouver un homme dans ce labyrinthe de rues et dâallées où tout paraissait étrange, sombre, et caché.
«  Mettons-nous en quête de Morris, dis-je.
â Il nous attend depuis des semaines, dit Charlie. Une heure de plus ne changera rien.  » Naturellement, mon frère
aimait
cette atmosphère, et nâétait pas inquiet le moins du monde
Bien que chargés de marchandises, de nombreux navires avaient lâair dâêtre de longue date à lâancre. Jâinterrogeai à ce sujet un homme qui passait. Il allait pieds nus et portait un poulet sous son bras, quâil ne cessa, durant toute notre conversation, de caresser avec amour sur la tête.
«  Abandonnés par leurs équipages, nous dit-il. Quand la fièvre de lâor vous prend, il nây a pas une seconde à perdre. Qui donc irait décharger des caisses de farine pour un dollar par jour quand résonne, tout près, lâenchanteresse mélodie des rivières  ?  » Clignant des yeux vers lâhorizon il ajouta, «  Souvent, je regarde ces bateaux et jâimagine leurs armateurs incrédules en train dâenrager à New York et Boston sans pouvoir faire quoi que ce soit, et cela me réjouit. Sans indiscrétion, vous venez dâarriver à San Francisco  ? Que pensez-vous de la ville  ?
â Tout ce que je puis dire, câest que jâai hâte de la connaître mieux  », répondit Charlie.
Lâhomme dit, «  Mes sentiments pour San Francisco vont et viennent avec mes humeurs. Ou est-ce la ville qui joue sur mon moral, et, en conséquence, sur mon
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