Les Frères Sisters
il y a quelque temps. Il va lâinstaller sur des cales et en louer à lâunité les cabines à ceux qui cherchent où dormir, ou à des commerçants. Il se fera, comme ça, une petite fortune en un rien de temps. Câest une leçon pour vous, messieurs. Ce nâest peut-être pas avec les rivières elles-mêmes quâon gagne de lâargent, mais avec les hommes qui y travaillent. Extraire lâor de la terre est par trop hasardeux. Il y faut non seulement du courage et de la chance, mais il faut aussi pouvoir travailler comme une bête de somme. Alors pourquoi sâéchiner quand nous sommes déjà si nombreux à le faire, quâon sâentasse en ville les uns sur les autres, et quâon sâempresse de dépenser jusquâà la dernière paillette  ?
â Pourquoi nâouvrez-vous pas une boutique  ?  » demandai-je.
La question le surprit, et il réfléchit un instant à la réponse quâil pourrait me donner. Lorsque celle-ci lui vint, de la tristesse apparut dans son regard, et il secoua la tête. «  Jâai bien peur que mon rôle dans tout cela ne soit déjà écrit  », dit-il.
Jâétais sur le point de lui demander à quel rôle il faisait allusion lorsque jâentendis un son porté par le vent, le bruit sourd de quelque chose qui sâécrase ou se brise dans le lointain, suivi dâun sifflement qui transperça lâair dense de lâocéan. La corde dâune des poulies sâétait rompue, et je vis lâhomme au costume noir se pencher au-dessus dâun cheval couché sur le côté dans le sable. Voyant quâil nâétait pas en train de le fouetter, je compris que lâanimal était mort ou mourant.
«  Câest la folie ici, non  ? dis-je à lâhomme.
â La folie, oui. Et je crains que cette folie nâait altéré mon être. En tout cas, elle en a sans aucun doute dénaturé plus dâun.  » Il hocha la tête, comme sâil se répondait à lui-même. «  Oui, elle mâa corrompu.
â Comment ça, corrompu  ?
â Comment pourrais-je ne pas lâêtre  ? sâinterrogea-t-il.
â Ne pourriez-vous pas rentrer chez vous pour recommencer à zéro  ?  »
Il secoua la tête. «  Hier jâai vu un homme se jeter du toit de lâOrient Hotel, et il a ri tout au long de sa chute, et quand il a touché le sol il a explosé pour ainsi dire. Il était saoul, a-t-on dit. Mais je lâavais vu complètement sobre juste avant. Il y a ici quelque chose qui peut vous corrompre jusquâà lâos, si vous ne vous en défendez pas. Câest la folie du possible. Le geste ultime de cet homme incarne lâesprit collectif de San Francisco. Je lâai parfaitement compris. Jâai eu une très forte envie dâapplaudir cet homme, si vous voulez savoir la vérité.
â Je ne comprends pas pourquoi vous me racontez cette histoire, dis-je.
â Je pourrais partir dâici, rentrer chez moi, mais je ne serais plus celui que jâétais avant, expliqua-t-il. Je ne reconnaîtrais personne, et personne ne me reconnaîtrait.  » Il se tourna pour contempler la ville, et caressa sa volaille en gloussant. Un coup de feu retentit au loin. Puis on entendit le galop dâun cheval  ; et le hurlement dâune femme qui bientôt se transforma en ricanement. «  Un grand cÅur avide  », dit-il avant de disparaître dans la foule. Sur la plage, lâhomme sâétait éloigné du cheval mort  ; il contemplait la baie, et la multitude de mâts. Il avait ôté son chapeau. Il doutait, et je ne lâenviai point.
Â
à lâhôtel, nous frappâmes à la porte de Morris, mais il ne répondit point. Charlie crocheta la serrure et nous entrâmes. Nous trouvâmes ses affaires de toilette, ses parfums et ses pommades entassées sur le sol près de lâentrée. Rien dâautre ne signalait sa présence  : ni vêtements ni bagages  ; le lit était fait et les fenêtres soigneusement fermées. Jâeus lâimpression que Morris était parti depuis plusieurs jours. Son absence manifeste en devenait presque inquiétante, car même sâil était vrai que nous
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