Les galères de l'orfêvre
sur toi et sur ton compagnon. Ils parlaient de tuer quelqu’un. Un traître. La mort est prévue pour demain.
Ces paroles eurent sur Guillaume l’effet d’une douche froide. Il était totalement dégrisé. Louvet l’observait avec un demi-sourire mais il ne semblait pas plaisanter.
— C’est l’Orfèvre, n’est-ce pas ? Dis-moi où je peux le trouver. Je veux lui parler.
— Je ne sais pas si c’est lui. On ne rencontre pas l’Orfèvre. Il donne ses ordres et c’est tout. Et on ne les discute pas parce qu’il a toujours raison. Chacun de nous lui est redevable de quelque chose.
— Explique-moi. J’ai le droit de savoir.
Le nommé Louvet jeta un oeil à droite et à gauche. Autour de lui, les hommes, assommés par l’alcool, semblaient plongés dans un profond sommeil.
— Tu seras peut-être mort demain, l’ami. Me donneras-tu tes affaires ? Ton trousseau ?
— Ils sont pour toi. Si tu m’en dis plus.
Au-dessus de leurs têtes, sur le noir des cieux, la tache plus claire de la voile oscillait dans le vent, couvrant et découvrant les petits points lumineux qui parsemaient la voûte céleste. On aurait dit les clous d’une vieille malle de voyage que la brise s’acharnait à vouloir faire briller.
— L’arsenal des galères de Marseille, tel que l’ont conçu ces messieurs de Paris, est une machine qui ne fonctionne pas. Une verrue dans la ville. Une forteresse de misère et d’injustice. Pas assez d’argent, pas assez d’hommes compétents. Des règlements mal faits, inappliqués parce qu’inapplicables. Tout aurait cédé depuis longtemps, dans la révolte et le sang, si l’Orfèvre n’était pas apparu. Petit à petit, il a tissé sa toile et mit de l’huile – son huile – dans les rouages. Il a ouvert les galères sur la ville. C’est grâce à lui que nous pouvons travailler à l’extérieur, que nous avons nos codes, nos règles et un semblant de discipline. Grâce à lui que nous avons le vin, le pain et les filles pour les plus malins.
— Qui est-il ?
— Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais vu. Dors maintenant. C’est peut-être ta dernière nuit.
3.
Un soleil d’osier flottait au-dessus de la mer et colorait de jaune paille les collines et les îles. Dans l’atmosphère limpide, Marseille paraissait voguer et ses reliefs avaient des teintes de chair. En ce matin clair, les façades de l’arsenal n’avaient aucune autre utilité que de réfléchir la lumière et d’aveugler, dans la cour, les soldats qui promenaient leurs lourdes bottes, les mains derrière le dos, crevant sous l’uniforme.
« Il y a toujours cette odeur insistante d’eucalyptus, d’huile fumante, de sel de mer, de fleurs et de fumée », pensa Delphine en respirant à pleins poumons.
Après quelques claquements de sabots dans la cour de l’arsenal, le carrosse, surchargé de grandes ombrelles blanches, frappé des armes de l’intendant général, fit crier ses ressorts et prit la direction de la Canebière.
Delphine n’avait cessé de harceler l’intendant général et il avait fini par céder. Elle visiterait la ville et ce serait bien le diable si elle ne parvenait pas à confier le pli pour Guillaume à quelqu’un. Elle avait définitivement renoncé à le donner au personnel de l’arsenal. Sur l’instant, il aurait été déposé sur le bureau de l’intendant.
La jeune femme avait espéré découvrir enfin la partie mystérieuse de Marseille, celle où les rues semblaient plus emmêlées qu’un fil de pelote, celle où se croisaient sans cesse le bas peuple et les forçats. Mais M. de Montmor ne l’avait pas entendu ainsi. S’il avait consenti à les promener dans la ville, il refusait obstinément de les laisser approcher du « cloaque dangereux » et n’entendait que leur montrer le « nouveau Marseille », et en particulier ce fameux cours qu’il prétendait bien plus beau que celui d’Aix.
Mais la Canebière, malgré les efforts de ces messieurs de Paris, n’était pas le Louvre ou le Palais-Royal. Bien sûr, c’était un chef-d’oeuvre baroque, avec ses immeubles à jour traversant, ses portails, ses perrons, ses balcons à ferronnerie. Mais l’avenue avait trop les pieds dans le port pour échapper au populaire. Elle sentait le sel et le poisson. Les belles bâtisses transpiraient la bourgeoisie d’affaires enrichie dans le commerce avec le Levant et les Échelles. Delphine devinait dans le secret des rues, et déjà débordant, tout
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