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Les galères de l'orfêvre

Les galères de l'orfêvre

Titel: Les galères de l'orfêvre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Duchon-Doris
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timbale de fer et tapaient sur le madrier selon un rythme lent et régulier. Le comite et les argousins, loin de se mettre en colère, semblaient trouver la blague plaisante.
    — Mais qu’ont-ils donc ? demanda Guillaume.
    — Ils réclament l’ouverture de la « taverne », dit Lapardula.
    Et il expliqua que le comite avait traditionnellement le privilège exclusif de vendre sur sa galère du vin acheté au manutentionnaire de la chiourme, dans des mesures estampillées de trois fleurs de lis et à un prix fixé par l’intendant général lui-même. De fait, le comite donna l’ordre de monter des barriques et il fit sortir de son banc un galérien que Guillaume avait déjà repéré le matin comme l’un des déchaînés libres de déambuler à sa guise sur le pont. L’homme semblait très jeune, avec une figure pâle, une peau transparente à travers laquelle on voyait le sang battre, à fleur de joues, à fleur de lèvres. Il passait dans les rangs, escorté de deux pertuisaniers et il servait de telles doses, bien plus du pot par galérien autorisé, qu’il était évident que ni la quantité ni le prix réglementés par l’intendant n’étaient respectés.
    — C’est deux fois le prix du Havre, souffla Lapardula. Et vu le débit, le vin doit être dilué, ou alors ils font monter la nuit des barriques de contrebande.
    Un argousin suivait le tavernier et inscrivait les dettes de ceux qui n’avaient pas assez pour payer leur ration quotidienne. Guillaume comprit vite que, par ce procédé, l’argent récolté à l’extérieur par les forçats, dans les baraques ou dans les ateliers, était drainé vers le comite. Quant aux tricoteurs, les sous durement gagnés à manier la pelote ou l’aiguille tout le jour n’avaient fait dans leur poche qu’un séjour très bref.
    Le tavernier et l’argousin progressaient rapidement de banc en banc. Lapardula, à leur approche, devenait nerveux et Guillaume se rappela que le bonnevoglie lui avait fait la confidence lors de leur première rencontre que c’était la boisson qui l’avait cloué si longtemps sur les bancs des galères de Sa Majesté. Il posa sa main sur son bras.
    — Nous n’avons pas le choix, lui dit Lapardula avec un peu de fièvre dans les yeux. N’as-tu pas compris que la consommation est ici obligatoire ? Veux-tu que le comite se fâche contre nous ?
    De fait, personne devant eux ne refusa de passer commande. Le tavernier versait chaque fois de quoi assommer les hommes. Même les Turcs mahométans, dont la religion interdisait l’alcool, prenaient leur part sans rechigner. C’était autant que leurs compagnons boiraient à leur santé. Ils acceptèrent comme les autres leurs six pots pour cinq, plus d’un litre et demi par personne, et s’endettèrent en remerciant le comite et les argousins. Guillaume tenta de calculer les profits de ces nouveaux trafics. À l’échelle des quarante galères, des douze mille forçats, si cet argent était collecté par des hommes bien organisés, il y avait là de quoi se constituer un trésor de guerre, de quoi monter d’autres trafics, à l’échelle du royaume, de quoi mettre sur pied une armée de faux sauniers. Mais ce qu’il y avait de troublant, c’était que cette manne, a priori , ne tombait pas dans l’escarcelle des forçats mais dans celle de l’administration chargée de les encadrer.
    — Bois donc, lui dit Lapardula. Aux galères, si tu veux résister, il ne faut pas avoir peur de ça.
    Guillaume vida son pot. C’était un vin horrible, une affreuse piquette, aigre, raclant la gorge mais qui aidait sacrément à faire passer la ration de fèves. Un peu de chaleur courut dans ses membres et il ne refusa pas sa part de la timbale de Mustapha. Un sourire béat s’accrocha à sa bouche.
    — Eh bien, mon fils, dit une voix presque chuchotée au-dessus de lui, puissent les nourritures spirituelles vous faire le même effet. Je vois dans vos yeux des étoiles.
    Guillaume sursauta et se dressa comme s’il faisait l’objet d’une nouvelle attaque. C’était un vieil homme en soutane, la face grise et mâchurée de rides, l’un des prêtres de la congrégation de la mission, dite de Saint-Lazare, fondée par saint Vincent de Paul, qui avait l’exclusivité du contrôle spirituel des galères. Il était accroupi au bord de la coursie et, ainsi recroquevillé dans les plis de sa robe noire, on aurait dit une sorte de grand corbeau, un oiseau de malheur penché sur un

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