Les guerriers fauves
fleur, du chant des oiseaux, de l’incroyable douceur de ce printemps-là. Roger a concentré ses armées en Calabre, le berceau de sa lignée, et a lancé ses contingents musulmans contre la ville de Venosa. J’étais avec une vingtaine de barons normands et il y avait ces guerriers fauves. C’était la première fois que je les voyais...
Tancrède n’avait jamais senti Hugues si troublé. Il réalisa combien la vie de son maître lui était étrangère et combien celui-ci avait été aussi discret sur ses origines à lui que sur sa propre vie passée.
— Les habitants de la ville ont été systématiquement massacrés par les troupes musulmanes et les guerriers fauves se sont chargés de certains notables et Normands rebelles avec un raffinement de cruauté. Je les ai vus, enduits du sang de leurs victimes, en proie à une fureur qui dépassait l’entendement... Ils mutilaient les femmes et les enfants, crevaient les yeux, coupaient les membres, et déployaient ce qu’ils appellaient l’« aigle de sang » sur les hommes qui leur avaient tenu tête.
— L’aigle de sang ?
— Ils excisaient le dos de leurs victimes et tiraient les poumons par les entailles pour les étaler sur le dos comme des ailes...
Tancrède avala sa salive et regretta aussitôt d’avoir demandé une explication.
— Après ce massacre, reprit l’Oriental, beaucoup d’entre nous ont perdu la raison. Ils erraient comme des fous en hurlant dans les collines. Le charnier était immense. Des milliers de corbeaux formaient un nuage sinistre au-dessus de la ville. On a commencé à élever des bûchers pour brûler les corps, éviter une épidémie... et cacher nos crimes. Personne n’a jamais oublié Venosa. On n’oublie pas, on ne peut pas oublier la guerre.
— Et vous, qu’avez-vous fait ?
— J’ai tué, moi aussi, ce jour-là. Plus que je n’ai jamais tué dans toute ma vie. Ensuite, je suis resté bien des jours sans pouvoir ni manger ni boire... Le coeur, le corps et l’âme malades, à vouloir mourir, maudissant ma condition d’homme.
Après ces mots, Hugues s’était tu. Tancrède respecta son silence et sortit, comme à chaque fois que ses pensées le tourmentaient, son couteau et un morceau de bois d’if trouvé sur le chantier naval. Il en examina distraitement les noeuds et les lignes, laissant ses doigts courir dessus avant de l’entailler de sa lame. Les réflexions de son maître faisaient écho aux siennes.
Il essayait d’imaginer Hugues couvert de sang, debout au milieu des cadavres, les cris des femmes et des enfants, la souffrance, la honte enfin.
Lui qui espérait qu’une bataille ou un duel le révélerait à lui-même... Était-ce là ce qu’il attendait ?
Pourquoi était-ce si dur de venir au monde ? Il se demandait si cette quête de lui-même prendrait fin le jour où Hugues lui parlerait de ses origines. Mais qu’étaient un patronyme ou un rang ? Il savait déjà que rien, sauf la vie, ne pourrait répondre à toutes ses questions. Et peut-être même fallait-il plusieurs vies avant de comprendre qui l’on était. Il se répéta son prénom, se disant qu’il ne possédait que ces quelques lettres et la certitude que du sang normand et oriental coulait dans ses veines. Ni ses yeux verts ni sa peau sombre n’étaient ceux des hommes du Nord. Avait-il vécu à Antioche, comme Hugues ? À Jérusalem, ou dans d’autres contrées ? D’où venait-il vraiment ? Pourquoi allait-il vers la Sicile ? Était-ce le lieu qui l’avait vu naître ?
Il n’avait pas cinq ans quand il avait quitté sa mère, lui avait dit Hugues un jour. Quand il était enfant, il rêvait souvent d’un lieu qui habitait sa mémoire, moins depuis ces dernières années. C’était un pays gorgé de soleil, où les femmes étaient belles, les arbres chargés de fruits étranges, les jardins bruissant de fontaines. Il voyait des remparts, des tours, des maisons blanches, des volets de couleur, des tissus chatoyants flottant au vent... Un homme le prenait dans ses bras, l’élevant vers la lumière, mais ses traits étaient flous. Quant à sa mère, elle avait été belle et douce, mais là aussi, le temps lui avait volé son visage.
Il se crispa, une boule d’angoisse grossissant dans sa gorge... La douleur était revenue. Cette douleur que les années lui avaient appris à apprivoiser mais non à effacer.
Qui était sa mère ? Était-elle encore vivante ? Et son père ?
Il regarda le bois
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