Les guerriers fauves
vous parler et à chaque fois il a renoncé.
L’homme haussa les épaules.
— Mais pourquoi, et de toute façon, qu’y avait-il à savoir ? Je suis ce que je suis. Un homme de mer, un pêcheur, un marin.
— Non, fit doucement Hugues, vous êtes plus que cela.
Tancrède sentit qu’un grand combat se faisait dans l’esprit de Bjorn qui s’agita sur son banc et dont les poings s’étaient serrés.
Il ne put s’empêcher de penser qu’il y avait une singulière fraternité entre eux, née du fait qu’ils ne savaient ni l’un ni l’autre d’où ils venaient. Pourtant, Bjorn semblait plus assuré que lui. Il aurait aimé pouvoir dire : « Je suis ce que je suis », comme l’autre venait de le faire.
La voix d’Hugues le ramena à leur conversation.
— Ne voulez-vous pas savoir le prénom de votre mère ? demandait-il.
— Je vous écoute.
— Elle s’appelait Sibylle. Je veux vous raconter tout ce que je sais et aussi ce qui s’est passé cet hiver. Votre mère était une jeune lavandière que votre père adoptif, Sven, aimait en secret. Elle fut engrossée un soir de beuverie par le seigneur du village, le sire de Karetot, dont vous êtes le fils.
Le tremblement des mains du marin avait cessé et son regard s’était durci.
— Le seigneur de Karetot avait deux fils et trois filles de sa femme légitime, il ne s’est jamais soucié de vous jusqu’à cet hiver...
Tancrède, qui croyait tout connaître de l’histoire de Bjorn, s’étonna. Qu’avait-il donc bien pu se passer qu’il ignorait pendant leur séjour chez d’Aubigny ?
Bjorn, quant à lui, ne paraissait plus prêter attention aux paroles de l’Oriental. Pensait-il à sa jeune mère morte à sa naissance ? À la violence qui l’avait engendré ? À la mort du vieux Sven ?
Hugues s’était tourné vers son protégé.
— Cet hiver, souvenez-vous, je suis parti plusieurs jours avec d’Aubigny. Nous sommes allés à Karetot. D’Aubigny venait de m’apprendre – il semble tout savoir sur tout dans cette partie du Cotentin – que le fils aîné de Karetot était mort à la chasse au sanglier.
Bjorn avait relevé la tête et écoutait.
— Nous avons décidé, poursuivit l’Oriental, de lui rendre visite et c’est un homme ravagé que nous avons rencontré. Le froid de ce terrible hiver venait de lui enlever son second et dernier fils ainsi que sa fille aînée et sa femme. Nous avons passé une nuit chez lui.
Hugues fouilla dans la sacoche qui ne le quittait jamais et en sortit un parchemin roulé et cacheté qu’il tendit au pêcheur.
— Même si c’est trop tard pour votre mère, le sire de Karetot l’a reconnue comme sa frilla. C’est une union more danico. Vous acquérez ainsi une forme de légitimité et il vous autorise également dans ce papier à porter son nom. Dorénavant, vous êtes Bjorn... de Karetot.
— Bjorn de Karetot, répéta le jeune géant sans toucher le papier qu’Hugues avait posé devant lui. C’est donc ce sang-là qui faisait de moi un homme si différent des autres. Est-ce aussi à cause de cela que Muriel et moi... Mais pourquoi avez-vous fait tout ça ? Pourquoi vous être soucié de moi ?
— Nous avons appris à apprécier l’homme que vous étiez et frère Baptiste, l’aumônier qui nous a longuement parlé de vous, n’a fait que renforcer ce sentiment.
— Le château de Pirou, frère Baptiste, Serlon, Muriel. Tout cela est si loin !
La voix de l’homme s’était étranglée sur le dernier prénom.
— Vous avez été suffisamment éprouvé, déclara Hugues. Il est juste que le vent tourne. Vous êtes fils de seigneur, Bjorn.
L’homme vida le reste de son pichet et le reposa avec brusquerie sur la table.
— Oh, non ! protesta-t-il. Être le fils d’un homme sans honneur qui a violé ma mère ! Je suis rameur à bord du knörr et Sven était mon père. Pour le reste, je dois réfléchir. L’on ne peut, devant un pichet dans une auberge, après trente ans de vie, décider que l’on est un autre.
— Vous êtes un homme sage, Bjorn. Réfléchissez, mais prenez ce parchemin et gardez-le précieusement. Même si je comprends votre réaction, qui vous honore, demain, il pourrait vous servir.
Les doigts de l’homme se refermèrent sur le papier. Il hésita, faillit dire quelque chose puis se leva.
— Merci.
Il sortit.
Tancrède suivit sa haute silhouette du regard.
— Il est fier et droit comme une lame ! fit-il. Pourquoi ne
Weitere Kostenlose Bücher