Les guerriers fauves
Même sa voix avait changé, et Hugues songea qu’il n’était sans doute pas aussi simple d’esprit qu’il le voulait paraître.
En faisant l’idiot, il travaillait moins que les autres et c’était sans doute tout ce qu’il attendait de la vie. Un toit, à manger, et pas grand-chose à faire, même si, d’après ce que leur avait dit Eleonor, les marins le prenaient pour souffre-douleur. Hugues doutait que sa place fût si enviable.
Le bateau touchait le quai. Les marins lançaient les amarres. Comme à Saint-Hélier, la foule se précipitait pour accueillir les nouveaux venus.
Hugues dirigea son regard vers les pauvres maisons de torchis et de bois flotté accotées au pied des remparts de pierre. Il désigna l’une d’elles au mousse.
— Bigorneau, regarde ! Tu vois cette taverne avec l’enseigne de bois peinte de rouge ?
Le mousse se tourna dans la direction que lui indiquait l’Oriental. Il plissa des yeux puis finit par acquiescer :
— J’ia vois.
— Nous nous y retrouverons vers l’heure de midi. Je t’attendrai devant. D’ici là, sois prudent et reste en compagnie. Évite l’ombre.
— Faudrait encore que je sache qui c’est, mon sire. Sa figure, elle était toujours cachée.
— Alors, méfie-toi de tous, sauf de Bertil.
Hugues réfléchit, et ajouta :
— Connais-tu un rameur nommé Bjorn ?
— Le nouveau qu’est monté à Barfleur ? Oui.
— Tu peux avoir confiance en lui comme en moi. Le gosse haussa les épaules. La bave ne coulait plus de ses lèvres et son regard était droit :
— Savez, messire, si j’suis encore en vie, c’est qu’j’ai confiance en personne... Pas même en vous !
— Alors, continue !
39
Ils avaient déjà bu quelques cruchons de vin et de bière et dévoré une demi-douzaine de volailles. La rôtisserie des Trois Marteaux était renommée et les clients s’y bousculaient. Assis à une table, Giovanni évoquait la Sicile avec émotion et Tancrède l’écoutait, émerveillé d’entendre parler du pays où il était né.
— Et Palerme, c’est beau ? demanda-t-il enfin.
Giovanni partit d’un grand rire.
— Ce n’est pas beau, Tancrède, c’est magnifique ! s’exclama-t-il. Imagine la mer d’un bleu si intense que tu perdrais tes yeux à la contempler. Le soleil comme jamais tu ne l’as connu, la chaleur qui vibre au-dessus des dallages de marbre des palais, les palmeraies, les fontaines qui chantent... Imagine des collines couvertes d’oliviers, de figuiers et d’amandiers. Le parfum des citrons, des oranges, tous ces fruits de soleil. Tu n’as jamais mangé un citron ?
— Non.
Un sourire étira les lèvres du Lombard.
— En as-tu seulement vu ?
— Non.
— Et si je t’en donnais un, ici et maintenant ?
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout. Tu vas voir.
Et le Lombard sortit d’un petit sac garni de paille un fruit ovale d’un jaune éclatant. Tancrède tendit la main, effleurant du bout des doigts la peau grumeleuse. Émerveillé, il comprit que c’était le fruit dont il rêvait et qui, souvent, se mêlait aux visions qu’il avait de sa mère.
— Un citron ! murmura-t-il avec l’impression de toucher son rêve.
Ce fruit d’une couleur si vive était la première preuve de l’existence de son pays. Quelque chose qu’il avait vu étant enfant. Qui était resté dans sa mémoire sans qu’il puisse le nommer. Un lien entre lui et Anouche. Sans doute sa mère lui en offrait-elle ? Pendant un court instant, il imagina même que c’était elle qui le lui avait tendu.
— Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu es tout pâle ! Prends-le, et sens.
Tancrède obéit, approchant le fruit de son visage. Une odeur qu’il reconnut aussitôt monta à ses narines.
— J’en emmène toujours avec moi, fit le marchand. Ils restent bons malgré les voyages et le temps écoulé. Tiens, donne.
Le Lombard sortit son couteau, trancha le fruit en deux et en offrit la moitié à Tancrède.
— Goûte !
Sans hésiter le jeune homme mordit dans la chair jaune... et fit la grimace.
— Alors, qu’en penses-tu ? demanda Giovanni.
— C’est terrible, mais j’aime ça ! fit Tancrède, les larmes aux yeux tant la chair et le jus étaient acides.
Ce goût aussi, il se le remémorait, cette sensation d’acidité insupportable et délicieuse.
Le Sicilien remplit à nouveau leurs godets. Son teint s’était empourpré.
— Garde le reste. J’en ai d’autres à
Weitere Kostenlose Bücher