Les héritiers
repas. Elle choisit de changer de sujet et demanda plutôt :
— Eugénie, je suppose que les enfants ont bien aimé leur petite expédition, cet après-midi.
— Aucun des deux ne s’est plaint.
Certes, si elle s’adressait { ses enfants sur ce même ton cassant, aucun n’oserait jamais exprimer la moindre attente, ou la moindre insatisfaction. Fernand posa sur sa femme des yeux impatients. Le rose aux joues, elle consentit :
— Nous sommes allés sur les plaines d’Abraham, comme prévu. Ils se sont promenés sous les arbres pendant une heure environ, dans une voiture bariolée tirée par un poney noir et blanc.
Elle ne devait pas avoir aligné autant de mots depuis une ou deux semaines, sauf chez son médecin ou son confesseur.
— C’était une bonne idée de les amener l{, commenta leur père. Les pauvres ne prennent pas l’air aussi souvent qu’ils le devraient. Tout { l’heure, quand je suis passé par leur chambre, sans doute { cause de l’effet de l’activité physique et de la chaleur, ils dormaient déjà.
Cela ressemblait à un compliment. Eugénie baissa les yeux sur le contenu de son assiette.
*****
Si Édouard ne vomit pas ses tripes comme son cousin Mathieu en contemplant les exploits des héros du 22e bataillon, le spectacle ne suscita guère son admiration.
Aussi contempla-t-il le profil de Flavie pour tromper son ennui. Ses boucles brunes balayaient sa nuque, couvraient à demi ses oreilles. Son chapeau cloche dissimulait tout le haut de son front. Son nez droit, petit, sa bouche étroite, ses lèvres bien dessinées, son menton. . tout cela formait un charmant visage. La plus petite émotion modelait ses traits, ce qui trahissait le moindre de ses sentiments.
Au moment où les anciens militaires quittaient le terrain en rangs serrés au son du God Save the King, courtoisie de l’orchestre, le patron demanda { sa jeune employée :
— M’accompagnez-vous { l’intérieur du pavillon ?
— Vous passionnez-vous maintenant pour les animaux d’élevage?
— Je me passionne pour les industries qui enrichissent mes clients, qui { leur tour viennent m’enrichir en vidant les rayons du magasin. Remarquez, depuis la fin de la guerre, les pauvres me réduisent à la famine.
Les jours de marché aux denrées, l’affluence dans le commerce ne se démentait jamais. Le prix d’un cochon bien gras se transformait en trois ou quatre jolies robes.
Plus récemment, la baisse du prix des denrées et le chômage rendaient les choses plus difficiles pour tout le monde.
— Je veux bien vous accompagner.
Flavie ne montrait pas un enthousiasme extrême. Elle accepta pourtant de poser sa main sur le bras d’Edouard.
Celui-ci interpréta cela comme une autorisation à commencer son grand jeu de séducteur.
— Comment se fait-il qu’une jolie fille comme vous se trouve ici toute seule ?
— Faut-il absolument venir aux fêtes de la Saint-Jean deux par deux ?
— Vous savez ce que je veux dire. Les garçons doivent se battre entre eux pour vous servir de cavalier, mais je ne vous ai jamais vue avec quelqu’un.
Elle hésita un moment avant de rétorquer :
— C’est vraiment curieux, je ne vous ai jamais vu non plus avec votre femme.
Le jeune homme perdit un moment son sourire. Pendant quelques secondes, il fit semblant de se passionner pour des vaches laitières noir et blanc.
— Ma femme ne s’intéresse pas du tout aux mêmes choses que moi. Ce mariage a été une monumentale erreur, j’en ai bien peur.
— Pourtant la cérémonie a eu lieu il y a deux ans environ.
La précision ne permit pas à son compagnon de retrouver sa bonne humeur. Sa main gantée sous le nez pour bloquer un peu les effluves du fumier, la jeune femme demanda encore :
— Alors pourquoi vous être engagé avec elle ?
La question semblait bien indiscrète. Il émit un ricanement.
— Je suis certain que vous connaissez déjà la réponse.
— . . Nous n’avons jamais abordé le sujet. Au bureau, jamais je n’oserais.
— Mais { l’écoute des employés du magasin, vous devez entendre un grand nombre de ragots. Vous connaissez sans doute tous les aspects de mon existence depuis ma naissance.
Une entreprise comptant plus de quatre-vingts vendeuses et vendeurs, des commis et des chefs de rayon, ressemblait à un petit village : chacun y surveillait la vie des autres.
— Les gens prétendent que vous vous êtes marié pour éviter la conscription, reconnut la jeune femme.
Même s’il se
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