Les héritiers
sa place sur les banquettes dans l’attente de la suite du spectacle.
Le programme annonçait la tenue de «Manœuvres militaires par notre valeureux 22e bataillon». La grande entreprise de récupération de l’héroïsme des autres se poursuivait au sein des milieux nationalistes.
L’interruption abrupte de la course de motocyclettes forçait les organisateurs { devancer d’une heure cette manifestation. Tous les participants ne se trouvaient pas encore sur place, aussi les anciens militaires devaient resserrer les rangs. Certains se promenaient devant les estrades, à la recherche de camarades désireux de payer de leur personne.
L’un d’eux s’approcha bientôt pour dire :
— Capitaine Picard, heureux de vous revoir.
Mathieu accepta la main tendue.
— Après votre évacuation { l’arrière, continua l’autre, beaucoup de rumeurs ont circulé. Cela semblait être une bien mauvaise blessure.
Deux places plus bas, Marie tendait l’oreille. Malgré ses questions, son fils demeurait bien peu loquace sur l’étendue des dégâts. Tout au plus savait-elle que des éclats de shrapnell avaient atteint le côté droit de son corps. Et son fils ayant bientôt vingt-deux ans, elle ne pouvait tenter de pénétrer dans la salle de bain au mauvais moment dans l’espoir de voir l’importance des cicatrices.
— Elle était assez bénigne, puisque je suis là.
C’était la dérobade habituelle. Le soldat abandonna le sujet, pour enchaîner plutôt :
— Venez-vous jouer avec nous ? Nous allons montrer aux bonnes gens de Québec un peu de notre savoir-faire.
— Je n’ai pas d’uniforme. Je l’ai jeté au feu.
L’autre demeura un moment interdit, puis il partit en secouant la tête.
— Tu le connais ? s’informa Thalie.
— Le visage me paraît familier, mais je ne saurais dire son nom.
— Lui connaissait le tien.
Son frère lui adressa un sourire contraint.
— Les officiers avaient une certaine visibilité, tu sais. Notre travail faisait l’objet de discussions incessantes. Les soldats faisaient même des procès { certains d’entre nous et rendaient une sentence.
— Que veux-tu dire ?
— Ils formaient un simulacre de tribunal, avec un jury, puis examinaient le comportement d’un officier lâche, cruel, incompétent. Cela se soldait parfois par un verdict de culpabilité et une sentence de mort.
— Tu veux dire qu’ils. .
La jeune femme ouvrait très grands ses yeux bleus et sombres.
— La mettait à exécution ? Non. Ils se contentaient de lui remettre une note anonyme portant la sentence. L’effet se montrait parfois dévastateur.
Mathieu s’interrompit un moment, avant de préciser :
— Certaines sentences ont certainement été exécutées.
Quand nous marchions vers les lignes ennemies, au milieu de la mitraille, des coups de feu éclataient derrière nous.
Tous les soldats ne sont pas morts à cause des tirs ennemis.
Le jeune homme murmurait presque dans l’oreille de sa sœur. Les autres membres du petit groupe n’entendaient rien, mais soupçonnaient le caractère dramatique de ses confidences. Thalie serra la main gantée dans la sienne.
— Bref, nous étions bien connus de nos hommes, mais ceux-ci ne comptaient pas parmi nos intimes.
Aucun officier ne voulait connaître trop bien les personnes susceptibles de mourir en obéissant à ses ordres.
Sur le terrain devant les estrades, une centaine d’hommes en uniforme serraient les rangs, le fusil sur l’épaule. Le corps très raide, la poitrine gonflée de fierté, les vétérans firent un tour complet de la piste. Pendant ce temps, des employés plaçaient des potences sur le terrain, auxquelles pendaient des sacs de sable.
Les soldats formèrent un carré, avec dix hommes de front, sur dix rangées de profondeur. Les premiers saisirent leur arme à deux mains, puis s’élancèrent en hurlant, enfoncèrent leur baïonnette dans les sacs. Le second rang fit la même chose.
Les spectateurs médusés regardaient en silence, imaginant sans peine ces vétérans, un an plus tôt, faisant les mêmes gestes en direction de poitrines ou de ventres ennemis. Pour certains, la réminiscence se révéla insupportable.
Mathieu se plia en deux et vomit bruyamment entre ses pieds. Pâle comme la mort, il se leva ensuite en laissant échapper :
— Je m’en vais.
Thalie s’empressa de lui emboîter le pas en s’accrochant
{ son bras et sa mère s’attacha { leurs talons. Le clan Dubuc dut les suivre.
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