Les héritiers
Même Amélie n’osa pas protester. Le groupe passa devant les estrades de tout un côté de la piste, sous le regard surpris de nombreux spectateurs.
— Le pauvre homme, commenta une jolie brunette aux cheveux courts et bouclés.
— Il s’agit de Mathieu, mon seul cousin.
Edouard Picard avait aperçu sa jolie secrétaire, Flavie, dans les estrades les plus hautes et, { force d’insister, l’avait convaincue de venir s’asseoir près de lui.
— Mathieu ? Il a fait la guerre, n’est-ce pas ?
Dans une petite ville comme Québec, chacun connaissait de grands pans de la vie familiale de son patron. Ses collègues du grand
magasin
PICARD
s’empressaient
de
lui
apprendre tous les secrets de la généalogie du nouveau propriétaire.
— Pauvre homme, une scène comme cela a dû lui retourner l’estomac, glissa-t-elle.
— Ou alors il a abusé d’une boisson vendue frauduleusement dans notre bonne ville.
En disant ces mots, le marchand songea aux deux bonnes bouteilles placées dans le coffre de son auto. Payées bien trop chères, au moins elles ne risquaient pas de lui valoir une amende. Les juges ne badinaient pas avec la prohibition.
Après une pause, il ajouta :
— Vous savez, Flavie, aucun de ces vétérans n’est revenu au pays avec toute sa tête.
Chapitre 6
Jeanne faisait très attention de ne pas effleurer sa patronne au moment de poser la pièce de viande dans l’assiette. Quand un contact de ce genre survenait, Eugénie se raidissait comme si sa colonne vertébrale devenait d’acier ou, mieux, de verre.
Alors, le moindre coup l’amènerait { se briser. Pourtant, grâce à la politesse apprise chez les ursulines, elle arriva à prononcer d’une voix { peine audible :
— Merci.
L’instant d’après, la domestique servait son jeune employeur. Le même mot, émis tout aussi discrètement, contenait une richesse de sentiments bien différente. Quand elle fit mine de placer une généreuse portion de bœuf dans l’assiette du vieux notaire Dupire, celui-ci plaça sa main au-dessus pour l’en empêcher.
— Non merci. Cette chaleur me pèse, je préfère m’en tenir à quelques légumes.
Avec sa serviette, l’homme épongea son front couvert de sueur.
— Cela ne va pas ? questionna son épouse, assise à sa droite.
— Seulement cette température excessive, je suppose.
— Je t’ai déj{ vu avaler la moitié d’un bœuf par un climat bien plus suffocant.
— Cela signifie seulement que tu m’as connu jeune homme. Aujourd’hui, mon propre poids me pèse beaucoup.
Le notaire se trouvait au début de la soixantaine. Toutefois, sans doute pour avoir transporté toute sa vie une soixantaine de livres de trop, peut-être plus, il paraissait considérablement plus vieux que son âge. Son épouse, guère plus mince, gênée dans tous ses mouvements par l’arthrite, gardait pourtant une plus grande vivacité.
Le second service occupa les membres de la famille. Afin de briser le silence, Fernand annonça :
— Maman, j’ai pu refaire la provision de sherry.
La confidence s’adressait surtout { la domestique. Cela valait une invitation à un petit conciliabule tardif.
— Comment fais-tu ? s’informa la mère. Avec la prohibition, ces boissons ne peuvent être vendues dans la ville.
Plusieurs semaines plus tôt, une majorité de comtés du Québec s’était prononcée pour une prohibition « mitigée », c’est-à-dire permettant la vente du vin et de la bière. La nouvelle loi n’avait pas encore été promulguée. De plus, comme la ville de Québec s’était placée sous la loi fédérale Scott en 1917, elle ne profiterait même pas de ce petit allégement sans une intervention du Conseil de Ville.
— Je me suis présenté chez un médecin de la Basse-Ville afin d’obtenir une ordonnance. Nous étions une petite foule devant sa porte.
— Comme c’est étrange, ce genre de commerce.
Heureusement, les docteurs des environs ne se compromet-traient pas ainsi.
Elle voulait dire ceux de la Haute-Ville de Québec. Pour la vieille dame, seuls les professionnels des mauvais quartiers s’abaissaient de la sorte.
— Mais ma chère, confia son époux, le docteur Caron m’a gentiment donné une ordonnance afin de me procurer du cognac.
— . . Ce n’est pas la même chose. loi, tu as vraiment besoin d’un cordial.
Tout de même, elle se montrait moins assurée, tout d’un coup. Le sujet de la corruption des mœurs modernes gâcherait un peu le bon
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