Les héritiers
toute façon. Ce sera pour ou contre ce parti.
Edouard ne trouva pas utile d’expliquer { son ami combien ce genre de menace le rendait indésirable. L’autre continua :
— Bien sûr, en tant que mon plus vieil ami, j’espère que tu joindras tes forces aux miennes si je dois me résoudre à me présenter comme indépendant. Maintenant, ton respectable papa n’est plus l{ pour t’empêcher d’exprimer tes convictions politiques.
Son interlocuteur remarqua le mépris contenu dans cette tirade. Il se renfrogna un peu.
— J’aurai besoin de support dans les estrades. . et d’argent, précisa le visiteur.
— Tu sais, pour l’argent. . Les affaires ne sont plus aussi bonnes.
— Voyons, tu demeures le roi du commerce de détail dans la ville de Québec.
— Un roi assailli de toutes parts. Tu as vu tous les concurrents qui s’installent rue Saint-Joseph. Et puis avec le chômage, les prix élevés, les salaires à la baisse. .
Ce portrait de la situation, rigoureusement exact, justifiait à lui seul la réserve du jeune commerçant. Surtout, il n’entendait pas risquer un sou dans la carrière d’un aventurier de la trempe de son ami.
— Sincèrement, continua-t-il pour faire taire toute insistance, ces jours-ci tu dois obtenir de meilleurs revenus que moi, avec toutes les poursuites entamées contre les insoumis.
— Tu serais surpris. Ces jeunes gens ne sont pas très riches.
— Oh ! Si je connaissais un moyen fiable de comparer nos ressources, je parierais. Je te soupçonne de drainer les épargnes de bien des cultivateurs soucieux de soustraire leur fils déserteur { la prison. Ces gens ont gagné de l’argent avec la demande européenne pendant le conflit. Leur bas de laine doit fondre maintenant en frais juridiques.
Sans le demander, cette fois, l’avocat se servit un troisième cognac. Au cours des années précédentes, en affectant de jouer au croisé
voué
à
limiter
la
participation
canadienne
à la guerre, il avait vu son nom claironné par tous les journaux. De nombreux jeunes gens avaient recouru à ses services pour obtenir une exemption. Les fuyards récidivaient aujourd’hui pour échapper à une condamnation. Les profiteurs de guerre ne sévissaient pas tous dans le commerce ou l’industrie.
— Dis-moi, continua l’hôte pour prévenir toute protestation, tu dois en savoir long sur le scandale des fausses exemptions. La région de Montmagny paraît avoir été au centre d’une machination de grande envergure.
Armand Lavergne s’absorba dans une longue contemplation de la robe de son cognac. Des pères de famille inquiets avaient payé des sommes exorbitantes pour de faux papiers susceptibles de protéger des jeunes hommes de l’enrôlement. Maintenant, des noms de notables étaient évoqués dans les plumitifs des tribunaux.
*****
Fulgence Létourneau se faisait un devoir de n’être jamais en retard à un rendez-vous. Avec un sourire contraint, il parlait de la ponctualité comme étant la politesse des rois.
Quand il s’agissait de rencontrer son patron, il arrivait avec quinze bonnes minutes d’avance.
— Bonjour, mademoiselle Poitras, commença-t-il. Vous allez bien ?
— Très bien. Et vous ?
— Oh ! Je n’ai pas { me plaindre.
Ils avaient épuisé les phrases convenues. La secrétaire regarda en direction de la porte de son patron avant d’annoncer d’un ton désolé :
— Il se trouve encore avec un chef de rayon. Cela ne devrait plus durer très longtemps.
— Je suis arrivé trop tôt. Je vais attendre.
Le visiteur alla occuper l’une des chaises placées le long du mur.
— Je vais vous préparer un café.
Flavie se leva à demi. Un réchaud se trouvait dans un petit cagibi situé à proximité.
— Ce ne sera pas nécessaire. . Mon estomac ne supporte pas bien cette boisson.
Peu désireux de s’étendre sur sa dyspepsie, l’homme changea abruptement de sujet:
— En traversant le rez-de-chaussée, j’ai eu l’impression d’une belle affluence.
— Vous savez, je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour me faire une bonne idée. Toutefois, monsieur Picard laisse échapper de gros soupirs en contemplant ses colonnes de chiffres.
Comme pour donner raison à la jeune femme, à ce moment, un homme sortit du bureau du directeur en disant:
— Je vous assure, monsieur, les gens viennent en grand nombre, mais ils repartent souvent les mains vides en évoquant les prix trop élevés.
— Pourtant, nous les avons
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