Les hommes dans la prison
une
sorte de kiosque vitré, au carrefour où aboutissent toutes les avenues
intérieures. Vagues silhouettes devant un guichet. À droite, bruits d’eau des
douches, nudités, bouffées de vapeur, voix éculée d’un gaff [9] :
– Veux-tu bien t’fout dessous… Foutez-moi l’camp dans l’corridor.
Apparition d’un type encore mouillé, en chemise, portant à pleins bras ses
vêtements : un complet de cheviotte grise, un feutre mou, un faux-col, nippes
d’une correction bouffonne…
– Êtes-vous sourd ? Avancez !
Une nuque bleuâtre, sur des épaules rondes, roule devant moi
et j’entends :
– Cartier, Pierre-Paul-Marie… Vous n’aviez pas assez d’un
prénom, vous ?… 30… Sous mandat du juge d’instruction Billot… Inculpé d’homicide
volontaire…
Le greffier qui prend des notes a une tête à longs favoris
de vieux sous-off algérien, telle qu’en dessina Gavarni. Des grains de tabac
dans la barbe, le képi sur l’oreille.
« Homicide volontaire. » Le terme administratif
fait sourire le meurtrier qui est là. Le commis-greffier écrit en belle ronde :
l’ H s’entoure d’une boucle ailée. Je pense : éponge ou caillou, sous
ce képi crasseux ?
– Cartier, Pierre, 12 e , 20, un.
Large escalier tournant où des fenêtres à barreaux jettent
une étonnante lueur verte ; car de vieux tilleuls frôlent de leurs
feuillages ce coin de la prison.
4. Architecture.
Je ne sais dans la ville moderne qu’une œuvre architecturale
irréprochable et parfaite :
La prison.
La perfection réside dans l’adéquation complète à la fin
poursuivie. La prison moderne ressemble aussi peu à la vieille bastille
crénelée – dont chaque meurtrière, chaque créneau avouaient le souci de se défendre
contre la campagne ou la cité – que la toute-puissante société capitaliste aux
monarchies absolues de jadis, si limitées dans leur puissance réelle. La prison
moderne se sent, installée en pleine ville ou à la périphérie, en pleine
sécurité. Elle étale avec sérénité, derrière de minces murailles, ses bâtiments
grêles déployés en étoile. Du couvent et de la forteresse de jadis, elle n’a
gardé que le strict minimum d’enceintes, de fenêtres grillées, de portes
métalliques, de créneaux purement décoratifs. Sa perfection se révèle du
premier coup d’œil, en ce qu’on ne peut la confondre avec nul autre édifice. Elle
est fièrement, isolément elle-même. Le type en est à peu près invariable.
L’enceinte n’a qu’une issue, autour de laquelle se réunissent le corps de garde,
le greffe, la direction. Dans l’enceinte, en étoile, les bâtiments cellulaires,
tous rattachés à un rond-point central. À l’intérieur de chaque bâtiment s’étagent
au-dessus d’un corridor spacieux les étroites galeries longeant les cellules. Chaque
pan de muraille est comme un rucher creusé d’alvéoles rectangulaires. De chaque
point de chaque galerie comme du corridor, on a sous les yeux presque tout le
rucher enclos dans une des branches de l’étoile. Du centre de celle-ci, un
homme seul surveille sans peine toute la prison, et son regard peut fouiller
les recoins les plus éloignés. Le maximum de facilité dans la surveillance est
assuré avec le minimum de personnel. Les lignes sont simples, le dessin
accompli. De la toiture vitrée tombe un jour égal, de plus en plus gris à
mesure qu’on se rapproche du rez-de-chaussée : l’éclairage diurne est d’une
économie parfaite. Les espaces libres entre les branches de l’étoile sont
aménagés en préaux pour la promenade des détenus.
La ville moderne n’a pas de forum. Elle n’a point d’arènes
pour les spectacles et les joies de ses foules. Elle n’a point de maisons d’enfants.
Elle n’a point, parmi tous ces caravansérails, de maisons pour le travail, la
méditation, le repos de tous les hommes. En Amérique, ses gratte-ciel, création
mécanique du génie financier, renferment à la fois, dans une confusion
savamment ordonnée, sous une façade unique complètement anonyme et muette, des
habitations, des banques, des cinémas, des hôpitaux, des écoles, des églises. Ses
architectes n’ont presque rien ajouté aux legs du passé, si ce n’est pour ses
victimes, ce rucher scientifiquement imperfectible de crimes, de vices et d’iniquités.
La prison moderne – les Espagnols disent avec candeur Carcel
Modelo, prison modèle – résout victorieusement le problème de
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