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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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l’économie
d’espace, de travail et de surveillance. Habitée d’une foule, elle réalise l’isolement
total de chaque individu dans cette foule. Plus active qu’une ruche, elle sait
accomplir en silence, avec méthode, autant de tâches différentes qu’on a jeté d’existences
dans ses engrenages. Les chances d’évasion, elle les réduit à des proportions
infinitésimales. On s’évadait de la Bastille. On s’évadait de Nouméa, malgré l’océan
peuplé de squales. On s’évade de la Guyane, à travers la forêt vierge. On ne s’évade
pas de la geôle modèle.
    La prison moderne est imperfectible, étant parfaite. On ne
peut plus que la détruire.

5. En cellule.
    Me voici de nouveau en cellule. Seul. Les minutes, les
heures, les jours s’écoulent avec une immatérialité effrayante. Les mois
passeront ainsi, et les années. La vie ! Le problème du temps est tout. Rien
ne distingue une heure de l’autre : les minutes et les heures ont de
lentes, lentes chutes torturantes. Passées, elles s’abolissent dans un néant
presque total. La minute présente est infinie. Mais le temps n’existe pas. Raisonnement
de fou ? Peut-être. J’en sais toute la vérité profonde. Je sais aussi que
l’enfermé est, dès la première heure, un déséquilibré.
    Ma cellule est de celles dont on doit constater dans les
rapports officiels le parfait agencement et l’entretien irréprochable. Au 2 e étage des galeries, une porte claire, verrouillée, pareille à d’autres : 14 e division, 39. Le « 14 e -39 » c’est moi. Trois à quatre
mètres de large, autant de long. La petite table de chêne rivée au mur ; une
lourde chaise attachée au mur par une chaîne, afin de ne point devenir une arme
à l’inconnu dont on prévoit le désespoir et la fureur. Un lit de camp d’une
propreté satisfaisante se relève le jour contre la muraille et ne tient guère
de place. Le lit est fait le soir au signal donné par un coup de cloche, après
lequel défense d’être aperçu debout. Il est plié le matin au signal. Même en
cas de malaise, défense absolue de se coucher de jour sans autorisation du
médecin. Il y a encore, dans un angle, une planche servant d’étagère : on
n’y voit pour l’instant que le quart en fer-blanc et l’écuelle de bois
qui tient lieu de cuiller. Deux fenêtres en haut de la muraille du fond, basses,
longues, à barreaux et vitres dépolies. Dans un angle, w.-c. anglais, en
faïence, et robinet. À la porte, le guichet, une planchette pour les vivres que
l’on passe. Dans le guichet, le judas, l’œil qu’on entend cligner
métalliquement d’heure en heure, lorsque les gardiens font la ronde. Les murs
sont peints, à un mètre de hauteur, en brun foncé ; au-dessus en ocre
jaunâtre, clair. On est toujours dans une lumière terreuse.
    Cela ne ressemble pas à une chambre, cela tient du w.-c. trop
spacieux et de la cellule monacale. C’est habitable pourtant. Je l’ai su à la
longue. Car il faut peu de choses à l’homme pour vivre ! à peine plus que
les trois pieds de terre nécessaires à son repos quand il a fini de vivre. Comme
dans la cellule du moine on sent ici le voisinage de la mort. C’est aussi une
tombe. La prison est la Maison des morts. Nous sommes dans ces murs
quelques milliers de morts mal morts…
    J’ai pourtant vécu là, beaucoup, intensément. J’ai plusieurs
fois changé de cellule. Ça n’a jamais été sans éprouver une certaine tristesse
à devoir quitter des murs parlants dont je connaissais toutes les confidences, entre
lesquelles des heures si pleines s’étaient écoulées. Une cellule de condamné à
mort, peinte en gris-bleu de fer, m’a laissé, malgré un cauchemar infini de
quinze jours, un souvenir où il y a vraiment de la clarté…
    Les premiers jours sont les pires. Et dans les premiers
jours, les premières heures.
    Voici l’homme, entre ces quatre murs. Seul : alentour
rien. Nul événement. Nulle possibilité d’événement. Désœuvrement total. Les
mains sont inutiles. Les yeux se fatiguent vite de cette égale lumière jaunâtre.
Le cerveau fébrile fonctionne à vide.
    Il y a une trépidation furieuse dans la vie de la ville et
de chacun des hommes de la ville. Hier on avait mille soucis, une activité
hâtivement rythmée, on brûlait les heures, on était emporté par le métro, on
remontait le flot vivant du boulevard, on était entouré dans la journée de
milliers de visages, on avait les journaux,

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