Les hommes dans la prison
avoir vu Pirard, Marcel, le docteur
précise lui-même :
– Maux de tête ?
– Oui, c’est ça, m’sieu l’docteur ! murmure Pirard,
Marcel, ravi.
Déjà, on le pousse doucement dehors. Le docteur inscrit à la
colonne prescriptions : bromure. On appelle Maekers, Henri. Chaque
visite dure 40 à 60 secondes. Le temps nécessaire à remplir d’un gribouillage rapide
la colonne des prescriptions. – Pirard, Marcel, regagne sa cellule avec
abattement. Il continue à « déménager » sans bruit jusqu’au jour – si
son instruction se prolonge – où nous l’entendons se ruer en fureur contre la
porte, se cogner la tête aux murs, hurler comme un fauve. Alors, on l’assomme
un peu, on le douche, on le fourre au cachot ; puis on le « double »
sans intervention médicale.
Je n’ai jamais vu le toubib ausculter un patient.
Mais il arrive qu’un détenu soit trouvé mort dans sa cellule
– de mort naturelle.
Le règlement ordonne une promenade de vingt minutes
chaque jour : on a le droit de la refuser. Je l’ai quelquefois refusée par
horreur des crachats.
La promenade a lieu dans des préaux de quatre à cinq mètres
de large sur huit à dix mètres de long. L’ensemble des bâtiments de la Santé
forme un vaste quadrilatère dont les préaux de promenade occupent le milieu. Une
vaste cour est divisée en compartiments à peu près égaux, tous fermés, certains
fermés de trois côtés de muraille, sur le quatrième d’une grille donnant, à
deux mètres cinquante, sur les fenêtres des cellules intérieures du
rez-de-chaussée. Un promenoir couvert circule au-dessus de ces préaux, fort
semblables à de médiocres cages à ours. En haut, le gardien ; vingt hommes
peuvent prendre l’air sous ses yeux sans sortir de leur complet isolement. Une
partie des préaux est couverte.
On traverse dans un fracas de portes claquées les corridors ;
on voit filer devant soi un voisin de cellule ; on se trouve subitement
dans la cage à ours. Paysage de murs couleur de terre ; au-dessus, les bâtiments
rectilignes, couleur de terre aussi, avec leur infinité de petites fenêtres
grillées. On observe celles qui sont ouvertes ou fermées.
De sept à dix heures, neuf hommes ont passé par ce trou ;
le dixième trouve le ciment littéralement criblé de mégots, de muquosités
verdâtres. J’ai souvent résisté à la tentation de ces vingt minutes de
respiration à ciel ouvert, tant la répugnance nerveuse que me causaient ces
glaires était grande. – On tourne vingt minutes dans les cages parmi les
crachats. Il arrive qu’un billet roulé en boule saute par-dessus la muraille, ou
qu’une voix appelle du côté de la grille… Rentrant, l’on est pris à la gorge
par l’odeur de renfermé de la cellule.
Deux fois par semaine, les parents des enfermés se
rassemblent un peu avant l’heure devant les portes de la prison, formant de ces
attroupements singuliers, comme il en est aussi, aux jours de visites, aux
seuils des hôpitaux. Dans ces groupes où l’on se parle bas, où communient des
désolations, où s’isolent les mutismes accablés, les femmes sont le nombre, et
les femmes âgées dominent. Toutes ont l’air de veuves. Tous les vieux venus du
faubourg avec un panier à provisions ont des faces endeuillées. Une gêne plane
sur les gestes, une honte voile les regards. Des sympathies se nouent. La mère
du cambrioleur dévisage fortuitement, d’un regard chargé d’inexprimable
commisération, la mère de l’assassin. Personne n’ose parler à voix haute ;
les mains désœuvrées tremblent autour des paquets de vivres et de linge. Des
braves gens ont peur d’être reconnus là par un voisin qui passerait.
Le parloir est fait de deux séries de compartiments grillés,
se faisant vis-à-vis, séparés par un intervalle d’un mètre environ de largeur.
– La mère s’assied dans le compartiment côté greffe. Le fils s’assied dans le
compartiment côté détention. Ils ne peuvent se toucher. À peine peuvent-ils se
voir, à peine s’entendre. Chacun colle son visage au treillis poussiéreux. Des
deux côtés les yeux s’enfièvrent à vouloir distinguer dans la pénombre les
traits familiers. L’autre est là, charnel et spectral, présent et
inaccessible. Ces compartiments cloisonnés se suivent en longues séries
parallèles. Un tumulte confus de voix, de sanglots, de soupirs, de cris, d’exclamations,
d’objurgations, de recommandations, les emplit, qu’il
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