Les hommes dans la prison
inspection. La couchette est relevée contre
le mur, la literie réglementairement pliée. Un détenu en bourgeron [10] , accompagné d’un
gardien qui ouvre devant lui le guichet des portes, y jette la boule de son, pain noir de 700 grammes, mangeable, la faim aidant. Une heure après, soupe
du matin. La gamelle, qu’une main noirâtre passe par le guichet, ne contient en
général qu’une portion assez abondante d’eau tiède, jaunâtre, où flottent
quelquefois, pas toujours, de rares débris de chou. C’est légèrement salé. Quand
on a très faim, et l’hiver, si la « soupe » est assez chaude pour
réchauffer l’estomac, on y trempe le pain noir. Le plus souvent, les affamés
mêmes jettent au w.-c. cette eau fade qui n’est ni aliment ni breuvage, plutôt
rinçure. L’administration délivre pourtant aux cuisiniers des quantités fixées
de légumes secs, de graisse, voire de légumes frais. Mais, outre que l’application
des prescriptions réglementaires n’est contrôlée que par un personnel intéressé
à une pratique différente de la théorie, quantité de fricotages successifs, superposés
finissent par réduire à la portion la plus congrue l’ordinaire des enfermés. Mal
payé, le gardien de service à la cuisine ne se prive pas d’y chaparder. Avant
lui, le sergent fourrier n’a pas délivré les quantités de vivres – pesées pour
la forme, très vite, sous l’œil bienveillant du collègue ou complice du
chef-cuisinier-détenu – sans quelque grattage préalable. Les cuisiniers-détenus
soignent ensuite leurs intérêts. Il est naturel qu’ils se nourrissent le mieux
possible et confectionnent pour des copains choisis des plats fins ou des
paquets de provisions. Ils ont besoin d’argent. Un commerce habile d’oignons et
de graisse, entretenu avec les condamnés pourvus d’emplois de confiance et même
avec des gardiens pas fiers, leur procure les ressources désirées : ce qui
reste d’aliments dans une soupe si bien écrémée sert d’abord au ravitaillement
des gars du service général, puis à celui de leurs « poteaux ». En
octroyant une faible récompense au distributeur habituel de soupe, on peut
obtenir des gamelles dûment remplies de choux. Les pas-débrouillards et les
sans-le-sou ne reçoivent que l’eau jaunâtre.
Vers quatre heures, deuxième repas. La même soupe, plus une
écuelle de légumes, alternativement haricots, purée de pois verts, purée de
pomme de terre, riz. Ces légumes sont cuits à l’eau, salés, apparemment sans
graisse ; c’est bien la pitance, aliment sans saveur qu’on absorbe par
nécessité. Les purées sont gélatineuses, luisantes comme une colle. On sert
parfois des haricots rouges qui cassent la dent et font, jetés dans la gamelle
de quelques centimètres de hauteur, un joli bruit métallique. Le jeudi et le
dimanche, le peu de jus de viande que contient cette pitance administrative, suffit
à la rendre délectable. Ce jour-là, aux légumes du soir s’ajoutent « 80
grammes de bœuf cuit », quelques minces rognures de viande froide enfilées,
sur une baguette de bois blanc, ou un robuste tendon.
À la Santé, le régime alimentaire des prévenus est
sensiblement plus mauvais que celui des condamnés de maisons centrales. L’administration
tient évidemment compte des raisons suivantes. Les prévenus se divisent, au
point de vue du régime alimentaire, en trois catégories : riches ou de
condition moyenne, assistés, abandonnés. Seuls lui importent à vrai dire les
premiers, fréquemment visités par des avocats en renom, protégés par des
députés, susceptibles d’attirer sur la Maison l’attention de la presse ; mais
ils jettent ou refusent dédaigneusement la pitance. Ils sont autorisés à se
faire apporter leurs repas du restaurant, ils reçoivent des bouteilles de vin
et d’amples paniers de provisions. – Les moins fortunés, assistés, pourtant par
des parents, se nourrissent de ce qu’on leur envoie du dehors et d’achats à la
cantine, la pitance n’a pour eux qu’une importance secondaire. – Les abandonnés,
sans argent, sans parents, boivent rageusement l’eau jaunâtre et tiède du matin,
ont dévoré leur boule de son dès midi, sollicitent du docteur un quart de pain
supplémentaire. Ces droit-communs, dont un avocat d’office expédie
distraitement la défense inutile, n’ont pas de réclamations à formuler : on
le leur fait bien voir. La moindre réflexion leur vaut quelques
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