Les hommes dans la prison
permet pas à l’administration
pénitentiaire de respecter le principe de l’isolement. Le menu fretin des
délinquants échappe, faute d’un nombre suffisant de cellules, à cette torture
particulière. On met trois hommes ensemble. Il n’y a qu’un lit : deux
étendent leurs matelas sur le parquet. Je n’ai passé que deux jours à ce régime.
Certes, quels que soient ses inconvénients, il présente généralement un grand
avantage : la démence, résultat inévitable de l’isolement désœuvré, en est
quelque peu reculée. Mais, pour l’homme capable de se maîtriser et de fournir
un effort cérébral systématique, mieux vaut la solitude. Le triplage peut même
lui devenir intolérable.
Le hasard réunit trois hommes dans une cellule. Quels que
soient leurs disparates, il faut qu’ils se supportent, dans une promiscuité de
tous les instants, vingt-quatre heures par jour. – Rare le jour où sur trois l’un
au moins n’a pas le cafard. Celui-là, rageur ou morne, aux prises avec
lui-même, exhale une sorte d’invisible poison. On a pitié de lui. On souffre
avec lui. On le déteste. On est gagné par son mal. – S’il y a parmi les trois
un privilégié, bien assisté par ses proches, une jalousie haineuse plane sur
chacun de ses mouvements, tandis qu’il boit le vin de l’iniquité, tandis qu’il
lit la lettre qu’un autre ne reçoit pas. – S’il y a un famélique abandonné, il
arrive que la faim et la haine s’installent avec lui, aux côtés des deux autres
enfermés. La présence d’une brute remplit la cellule de reniflements, de
crachements, de rots, d’odeurs nauséabondes, de gestes infects.
Le cube d’air, à peine suffisant pour un, est si insuffisant
pour trois qu’au vrai l’air ne se renouvelle jamais. On se lève, le matin, dans
une odeur rance, faite d’exhalations avariées. L’âcreté, d’abord bienfaisante, puis
asphyxiante, du tabac s’y mêle. Un brouillard bleuté remplit ces quatre mètres
d’espace où déambulent et gesticulent, fantomatiques, trois hommes. L’être
humain dégage une senteur animale qu’il faut beaucoup d’hygiène pour ne point
corrompre. La cellule s’emplit d’une chaude puanteur.
Chacun y satisfait ses besoins à la face des deux autres. – Mais
la pire promiscuité n’est peut-être pas celle des corps. C’est de ne pouvoir
demeurer en tête à tête avec soi-même. De ne pouvoir soustraire son visage à la
lecture d’autrui. De livrer, avec ses tics, le secret d’une vie intérieure
bêtement troublée à chaque seconde. De ne pouvoir travailler.
7. L’ensevelissement et la victoire.
Comment s’éteint la pulsation de la vie ? C’est
inexprimable : à la longue. Indéfiniment répétées, les mêmes sensations s’émoussent.
On perd le compte des heures et des journées. Ce qui émouvait ou affolait aux
premiers jours n’émeut plus. Noyade ? Enlisement ? Une torpeur s’insinue
dans les veines, entre les tempes : toute la vie prend la teinte d’ocre
pâle de la cellule. Pas plus qu’on n’échappe à ses quatre murs, on n’échappe à
la torpeur. Le rythme de la vie intérieure se ralentit. Je reparlerai des
exaltations. Leur rythme est lent aussi ; elles viennent et passent sur ce
fond uniforme sans rompre la grande torpeur.
L’homme redevient puéril. Des joies lui reviennent de la
septième année d’enfance. Grégori Gerchouni, qui fut un révolutionnaire
intrépide du temps de la première révolution russe (1905), a raconté quelle
joie ce lui fut de recevoir, dans sa cellule de condamné à mort, un morceau de
savon. Il n’en faut pas tant ! J’ai connu – et d’autres hommes m’ont dit l’avoir
vécu aussi – le drame profond de l’apparition et de la disparition d’un rayon
de soleil. – Dans un angle, au plafond, vers dix heures du matin, apparaît un
rectangle de soleil : quelques centimètres carrés. La cellule et l’encellulé
en sont instantanément transformés. Le rectangle s’allonge, devient un rai. Cette
présence de la chaude lumière, qui n’éclaire pourtant ni ne réchauffe, procure
une émotion à vrai dire indicible. Le pas redevient alerte, l’échine se redresse,
la journée se colore d’un heureux présage. Mais le rai de soleil s’allonge, s’amincit.
Ce peu d’or vital devient un fil ténu près de se rompre. Sourde anxiété. Le fil
s’est rompu. L’homme puéril a froid.
Bientôt l’on découvre qu’il y a le rêve. Opium. Et ce
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