Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
chemin
aussi mène à l’aliénation mentale. Comme tous les chemins de la cellule.
    L’irréalité du temps est palpable. La seconde tombe avec
lenteur. D’une heure à l’autre, quel espace incommensurable ! Quand à l’avance
on se dit que doivent s’écouler ainsi, identiquement six mois – ou six ans – c’est
un effroi, comme devant un abîme. En bas, des brumes dans l’ombre.
    Pour ne pas perdre la notion du calendrier, il faut compter
attentivement les jours, marquer chacun d’un trait. Un matin, on s’aperçoit qu’il
y a quarante-sept jours – ou cent vingt ou trois cent quarante-sept ! – que
c’est, en arrière, un chemin droit, sans le moindre accident, incolore, insipide,
insensé. Pas un point de repère ne s’y offre au regard. Des mois ont passé, identiques
à des jours ; des jours passent identiques à des minutes. Le temps à venir
est effroyable. Le temps présent est lourd de torpeur. La minute est parfois
merveilleusement – ou atrocement – profonde. Cela dépend dans une certaine
mesure de soi-même. Il y a des heures rapides et de très longues secondes. Le
temps passé est nul. Aucune chronologie de faits ne l’arrêtant, la durée
extérieure n’existe plus.
    On sait que les jours s’ajoutent aux jours. On sent la
torpeur de plus en plus égale, le souvenir de la vie s’atténue. Ensevelissement.
Chaque heure est comme une pelletée de terre tombée sans bruit, doucement, sur
cette tombe.
    La première journée de cellule contient en raccourci les
mois, les années, les décades qui la suivront, jusqu’à la mort qui est
peut-être au bout et dont on vit maintes fois l’angoisse. Les effets du régime
cellulaire se développent suivant une courbe uniforme ; je suis enclin à
admettre que seul le rythme de leur développement varie selon les individus.
    Trois phénomènes surtout les caractérisent. – L ’exaltation, dont les causes peuvent être futiles jusqu’à l’insignifiance totale. J’ai
connu des détenus qui, dans l’attente d’un échange de regards pendant une
corvée, vivaient vingt-quatre heures ou plusieurs jours le rayonnement de la
joie intérieure. Une visite d’un quart d’heure suffit à remplir de longs jours
d’attente, puis de longs jours de souvenirs. Un mot, un geste, un détail
alimente infiniment la flamme intérieure. Quels événements, les lettres ! Les
anciens combattants doivent se souvenir de ce qu’étaient pour eux, dans les
tranchées, semblables à bien des égards aux prisons, ces petits rectangles de
papier couverts d’écritures familières et venant de l’autre monde, – du
monde étrange, comme un conte, des vivants… Ils savent quels fronts s’assombrissaient
après le passage du vaguemestre, quels visages rayonnants ou tragiques s’inclinaient
sur les lettres. – L’exaltation de l’enfermé revêt les formes les plus variées.
Ce sont, je crois, le plus souvent, l’exacerbation des attachements et du désir
sexuel, des sentiments affectifs, de l’instinct de conservation, de la foi
religieuse ou de la conviction. L’exaltation est suivie, par voie de réaction, de
périodes d’atonie. Accablement ; torpeur grise, indifférence. Je crois que
l’exaltation est propre à la période – plus ou moins longue – de
lutte et finit, quand l’homme échappe à quelque détraquement décisif et n’offre
pas une résistance au-dessus de la moyenne, par être à peu près définitivement
supplantée par un état de vie ralentie, végétative, ne comportant plus ni vive
souffrance ni vive joie. J’ai ainsi connu des condamnés étonnamment placides
dans leur 6 e , 7 e ou 10 e année de réclusion.
    L ’obsession naît de l’exaltation. Une idée, une
image s’imposent au cerveau à la fois anémié et enfiévré. Dans l’absence de
contact avec la réalité extérieure, dans l’irréalité de cette existence morte, dans
la ruine des anciens équilibres mentaux, l’idée fixe s’installe, souveraine. – Il
y a ceux que hante, hallucinant, un souvenir charnel : presque tous les
mâles. Ceux que de persistantes hantises sexuelles amènent à une lubricité
morbide. Ceux que la jalousie tenaille jour et nuit, nuit et jour. Quand on
leur parle, ils ne comprennent pas tout de suite, « reviennent de quelque
part » avec une subite rougeur, sont ravis de la diversion inespérée. À
peine moins nombreux, il y a les obsédés de l’Affaire qui ne cessent de peser, soupeser,
analyser, approfondir

Weitere Kostenlose Bücher