Les hommes dans la prison
jours de cachot.
Le gardien des punis leur dit avec un haussement d’épaules :
– Crève si tu veux ! Moi, je m’en fous !
Ils sont fixés. Ils crèvent, en effet, tout doucement, sans
rien dire ; parfois rêvant des travaux forcés d’où l’on s’évade, où l’on
se venge.
(« Ah ! je te jure, si l’chaouch m’enquiquine, je
lui fous ma pioche dans l’ventre… »)
Les cris du soir – Courage et du sang ! – leur
traversent la moelle épinière de longs frissons vivifiants.
La ressource existe de se présenter à la visite médicale.
On obtient un supplément de pain, une ration d’huile de foie de morue, des
pilules, des pilules de Dieu sait quoi !
Les moralistes comparent parfois l’exercice de la médecine à
un sacerdoce. Mission du médecin, du prêtre, de l’avocat ; assistance aux
malades, aux désemparés, aux victimes et aux coupables. Les murs de la prison
franchis, qu’il reste peu de chose de ces vieilles hypocrisies ! Victime
ou coupable, – subtile distinction ! – le prévenu qui ne peut payer n’a
pas en réalité d’avocat. Quand, au quatrième ou cinquième mois de
prétuberculose, les amygdales de l’affamé s’enflent douloureusement, quand l’otite
lui entoure les oreilles d’une constante névralgie, il se fait inscrire pour la
« visite du docteur ».
Un gardien rassemble vers onze heures les malades. Une
dizaine de prévenus se rencontrent, une joyeuse surprise dans les yeux sournois
et s’alignent dans le corridor du rez-de-chaussée. Tandis qu’on attend les derniers
inscrits, l’homme à la joue enflée fait discrètement la connaissance du
variqueux qui se plaint de ne pouvoir marcher ; un poitrinaire toussote en
contemplant dans son mouchoir le crachat sanguinolent de l’exhibition duquel il
escompte l’octroi d’une drogue réparatrice. Un financier véreux, enchanté d’échapper
pour quelques minutes à la solitude cruelle aux ex-viveurs, engage une
conversation hâtive avec le grand Jadin à l’œil narquois (« Tu sais, Jadin,
du cambriolage de Bagnolet… »), lequel ne se rend à la visite que pour de
fines combines…
« En route ! » – en file indienne sous la
conduite d’un gardien. Devant la cellule du rez-de-chaussée servant de cabinet
médical, nouvelles rencontres, échanges de furtifs signaux, passage de main en
main de missives très confidentielles recélant plus d’un secret de crime – et
aussi plus d’un message d’amitié. Rencontres et correspondance font tout l’intérêt,
même purement médical, de la visite au toubib. Des neurasthénies se
calment dans ces minutes de contact avec d’autres hommes.
Une table blanche. Dessus, un grand registre. Attablé
derrière, un monsieur en blouse blanche, flanqué des deux côtés de
détenus-infirmiers debout. Une sorte de tribunal administratif. Un gardien
appelle les malades.
– Pirard, Marcel…
Pirard, Marcel, se détache de la paroi grise du corridor et
surgit devant la table du toubib, encore occupé du précédent (Crispin, Gustave-Léon,
22 ans, bronchite), pour lequel il écrit attentivement dans le grand registre, à
la colonne des prescriptions : « teint. iode ». Huitième teint.
iode pour aujourd’hui : novembre ! Sans détacher les yeux de son
registre où il lit les mentions consacrées à Pirard, Marcel, le toubib
questionne :
– … quoi vous plaignez-vous ?
Pirard, Marcel, charretier de son métier (au registre :
« coups et blessures » ; il a cassé le manche de son fouet sur l’échine
d’un tâcheron malhonnête), a, deux jours durant, préparé sa leçon. La cellule
le rend fou. Il ne peut plus dormir, il a des sueurs froides, des cauchemars, des
bourdonnements d’oreille, il n’en peut plus ! Il voudrait qu’on le « doublât »,
c’est-à-dire qu’on lui donnât un compagnon, un homme vivant à qui parler, tandis
que ces murs, ces murs nus, vides, muets, froids, le détraquent… Mais comment
tout dire en cette minute qui file !
– M’sieu l’docteur, j’sais pas c’que j’ai : je
déménage…
Les deux infirmiers – deux augures – debout derrière le
médecin, ont un léger sourire indigné. Encore un carottier ! (« Y
déménage ! Non, mais ce que ça nous est égal, mon vieux ! »). Le
docteur a d’abord levé la tête, mais s’est aussitôt rappelé qu’il y a
quarante-sept hommes inscrits à la visite ce matin et que c’est le
vingt-troisième seulement. Sans même
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