Les hommes dans la prison
feuilles d’épreuves
sur la composition ; le troisième humecte le papier, apporte et emporte
les formes en fonte. À chaque tour de presse, les trois têtes silencieuses se
rapprochent ; l’observateur averti y percevrait peut-être à ce moment des
mouvements de lèvres, des expressions fugitives. L’imprimeur se redresse, les
trois visages reparaissent portant leurs masques d’impassibilité. – Ces trois
hommes se sentent, à cet instant, des frères. Ils garderont, de longues
journées durant, la sensation de plénitude de leur camaraderie. Leurs répliques
murmurées frôlant ce silence de géhenne sans le troubler – un vol d’oiseau dans
la nue semble ainsi frôler l’eau – scrutent le sens de la vie… Et
peut-être sont-ils à cet instant les seuls hommes dans cette geôle, dans cette
ville, dans ce coin de l’univers, en qui scintille la flamme inexplicable d’une
pensée désintéressée.
Le fracas régulier des machines devient, dans l’oreille
accablée, une sorte de ronronnement continu. L’air est lourd.
– Les cigales chantent, me souffle Guillaumet comme en
rêve.
Les cigales ? Je cligne des yeux ainsi qu’un homme
soudainement tiré des ténèbres, que la lumière éblouit. Il y a des cigales, dans
des champs, il y a des champs, il y a l’azur intense sur les champs verts et
roux, il y a…
Les verres mal blanchis des fenêtres de l’atelier sont
redevenus transparents par place. Je sais ces places, j’y cherche un lambeau d’azur.
Une lucarne est ouverte. L’azur.
Pourquoi m’as-tu tiré de cette bonne torpeur des reclus qui
fait oublier les champs, les cigales, l’été, le monde, tout ce qu’il y a, puisqu’il
n’y a rien de vrai que notre monde sordide et le temps que nous croyons user, alors
qu’il nous dévore insensiblement, inexorablement ? Une absurde colère
déroule dans mon crâne ses anneaux de serpent, couleur de boue.
– Guillaumet ! Eh ! Guillaumet !
– Quoi ?
– Elle est morte, dis-je.
J’ai honte d’avoir dit ces trois mots, mais je les ai dits. Je
lui renvoie la pierre, cyniquement. Ces trois mots viennent d’un refrain idiot
de café-concert. – « Elle est morte s-u-u l’bateau… » – mais ils
blessent mon voisin, qui pâlit, les prunelles rétrécies. Il y a quelque part – dans
ce monde irréel où chantent les cigales – une femme à laquelle sa chair et son
âme se cramponnent ; j’ai deviné depuis longtemps quelle superstition
secrète le rend, lui si bien équilibré, parfois puéril et débile devant
lui-même. Je souffre du même mal et ces trois mots absurdes m’affolent, moi
aussi, voilà pourquoi j’ai deviné. Et je me fais plus de mal encore qu’à lui, car
j’en ai honte. C’est la chaleur qui me détraque.
Je regarde autour de moi, pour m’évader de moi-même. Dubeux,
le teint cadavérique, se dandine doucement sur ses jambes, le composteur à la
main, en proie à son obsession coutumière. Le séminariste Dillot me tourne le dos,
immobile, fou lui aussi. J’aperçois sous sa casse une image du Sacré-Cœur de
Jésus : et ce cœur entouré de flammes crie comme un morceau de chair vive,
oui, de chair vive, arraché à coups de dents – j’ai dans les mâchoires une
sourde contraction de morsure – et craché…
Le gardien sommeille, cette brute. Derrière la vitre de l’atelier
de lithographie, j’aperçois deux têtes penchées. Un vieux maniaque, la lippe
pendante : je sais qu’en ces instants de répit, il dessine minutieusement,
pour lui seul, sur de petits rectangles de carton volé, avec des scrupules de
miniaturiste persan, d’invraisemblables entrelacements de couples tendus par un
rut insatiable. Il vit dans cette hallucination charnelle. À un mètre de lui, le
bon Allemand Füller, la tête bandée à cause des abcès froids qui le tourmentent,
copie à la hâte un petit portrait de femme, car les photos qu’on envoie aux
détenus ne leur sont laissées que vingt-quatre heures.
Revenu de la presse à bras, le faux monnayeur Rollot, – dont
la lemme vit avec un autre, – incliné sur sa galée [18] , relit, le front
plissé, un paquet de composition, corps six. Il fait semblant de corriger. Ses
lèvres se meuvent doucement ainsi que dans un murmure de prière. Je connais ces
lignes, belles comme une incantation métaphysique, qu’il veut avoir sans cesse
devant les yeux :
Idée de la Nature
« Au suprême sommet des choses, au plus haut de l’éther
lumineux
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