Les hommes dans la prison
hallucinations sexuelles grouillaient entre leurs tempes. « La
seule hygiène mentale, disait Laherse, avec raison, c’est d’étudier n’importe
quoi : la Bible, l’allemand, le siamois. » L’administration tolérait
l’étude de langues étrangères à la condition qu’elle fût purement mentale :
défense de posséder un crayon. Dans ma cinquième année de réclusion, je
sollicitai l’autorisation d’acquérir les Pensées de Pascal et les Pensées de Marc-Aurèle. Refus.
… Pascal et Marc-Aurèle entrèrent pourtant dans la geôle :
Jean Fleuriot de la rue Aubry-le-Boucher, dit N’a qu’un œil , pour
avoir laissé l’autre à la pointe d’un couteau, dans un bouge de Constantine, – vols
qualifiés, six ans, – libéré, fit le voyage de Paris, sous la matraque de l’interdiction
de séjour, pour nous les rapporter. Et le lampiste, accompagné d’un bon gardien
payé cinquante francs, ramassa un soir, derrière le mur de ronde, un paquet
enveloppé de chiffons – la came – contenant – trésor pour lequel tout homme eût
fait sans broncher trente jours de cachot – trois paquets de tabac, deux
numéros du Matin , trois tablettes de chocolat à un sou, une carte
postale représentant un nu du Salon d’Automne (sur demande expresse de
Guillaumet), Pascal et Marc-Aurèle.
De midi quinze à quatre heures – cloche de la pitance – la
journée se traîne, longue. Ce sont les heures de plomb.
21. La ronde.
Au coup de cloche de neuf heures, annonçant le premier repas,
nous nous alignons le long des murs de l’atelier dans l’ordre des numéros
matricules. J’ai pour voisins, au réfectoire, ceux que le hasard a fait arriver
à la prison un peu avant moi et un peu après moi. L’intérêt du travail permet
de se grouper, à la longue, par catégories sociales – selon le degré d’instruction
– et parfois même par affinités. La simple numérotation des matricules me vaut
sur les bancs étroits du réfectoire, où l’on est coincé devant une planche
grasse de trente centimètres de large, des voisinages plus disparates. J’ai à
ma droite le comptable Ruelle, mannequin raide, en proie aux maladies, teint
bilieux, bouche perpétuellement ouverte, affreuses mains couturées de
cicatrices roses, aux ongles bordés de crasse. J’ai à ma gauche un gros
bonhomme cramoisi, qui souffle et geint, le terrassier italien Zetti, au beau
profil romain dans une face informe. Il verse dans sa soupe le quart de vin
acheté à la cantine, y ajoute du pain et du sucre, puis lape bruyamment cette
bouillie rouge et grasse. « Tout c’qu’on bouffe s’mélange tout d’même dans
l’bide », m’a-t-il poliment expliqué. Le seul voisin que j’aime est un
petit charretier luxembourgeois de vingt ans, à mine éveillée, qui ne se sépare
pas de son Petit Larousse illustré, qu’il lit systématiquement, mot à
mot, page par page. « J’m’instruis, dit-il, avec un sourire à la fois
confus et content de lui-même. Y a des mots qui m’amusent : ainsi buirette,
n. f. Tas de foin coupé. Dirait-on pas un nom d’femme ? Ça m’fait
penser à une femme qui s’repose dans l’foin coupé. » Martin, tu es à la
source de toute poésie. Et le Petit Larousse renferme plus de rêves pour
toi que les contes de Schéhérazade.
Les gars du service général longent les bancs avec de
lourdes cruches à vin, noires dedans, d’où vient une fraîcheur. On peut s’offrir
– en le payant – un quart de vin par jour. Ceux qui n’en ont pas le moyen
envient les autres.
Les réfectoires sont des salles blanches d’ancien couvent, à
fenêtres grillées, remplies de deux côtés de rangs serrés de bancs et de
pupitres. On mange les uns derrière les autres en rangs ; nous formons un
morne bataillon aligné, pris à mi-corps dans une sorte de piège en bois
grossier. Chacun a devant lui, sous la planche qui sert de table, une sorte de
tiroir crasseux où il laisse son pain, sa cuiller et sa fourchette jamais
lavées. On les essuie comme on peut avec de la mie de pain. Des couverts puent.
D’autres sont encrassés depuis des années. Décivilisons-nous ! Le besoin
de nourriture est le plus élémentaire de nos besoins. On peut manger dans la
crasse d’infâmes ratatouilles et vivre. Vivre c’est penser. Les mains hideuses
de Ruelle sont là fleuries de cicatrices roses et bleuâtres. Avale ta bouillie
de pain et d’eau grasse, et songe à « l’axiome éternel qui se prononce
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