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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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au
suprême sommet des choses ». Y songerais-tu avec cette ferveur, si des
mains pures te rappelaient la splendeur lumineuse de l’être ?
    Mange comme un porc, mais pense. – Ce qui reste de pitance
dans les chaudrons de la cuisine est distribué sur place. « Rabiot, rabiot ? »
offrent les gars du service général, bras nus, mains noires, sueurs fortes. La tablée
passe les gamelles prestement jetées l’une dans l’autre et parfois plongées
tout entières, dans la purée liquide, pour un plus prompt service.
    La promenade a lieu, au sortir du réfectoire, dans les cours,
par ateliers. Notre cour pavée, spacieuse, découpée en parterres de gazon, enrichie
de quelques arbustes, est l’une des meilleures. Le dortoir cellulaire la borne
d’un côté de ses quatre étages d’étroites fenêtres à barreaux découpées dans la
pierre grise. Mais nous apercevons d’un autre côté, dominant les constructions
basses du greffe, un rang de vieux peupliers. Leur sombre feuillage que le vent
incline et remplit d’une rumeur de vagues sur les galets, s’élance d’un jet
puissant. Ce simple paysage sur fond de ciel coutumier – bleu pâle parcouru de
gros flocons blancs ou brume lactée – résume pour moi, depuis des années, tous
les paysages. Je le salue chaque jour. J’ai rêvé des poèmes à ces arbres farouches
dans la bruine de novembre ainsi que des héros casqués résistant au destin, sveltes
et dorés au soleil d’avril ainsi que des adolescents fiers prêts à je ne sais
quelle œuvre fraternelle. J’admire leur unité si diverse que le regard les
confond et les individualise tour à tour. Je les devine remplis, l’été, de
pépiements d’oiseaux et du labeur de myriades d’insectes ; mais la
distance leur confère cette majestueuse immobilité balancée, cette harmonie de
couleurs et de formes sans doute pareille à celle des univers. Il y a une
fraîcheur de brise marine dans leur murmure, quand la chaleur nous accable, tournant
en rond sous le soleil implacable – « le soleil en coup de trique sur la
nuque » – dans le martellement sec des sabots sur le pavé. Il y a un
souffle immense venu du large de la vie entière dans leur bruit de vagues
mourantes et renaissantes, le soir, quand, dans ma cellule nocturne, je l’écoute
tendu vers l’appel des espaces. Je sais qu’ils bordent une rivière paresseuse
que je n’ai jamais vue, mais que je crois connaître.
    … La « queue de saucisson » se déroule dans la
cour au rythme d’un pas militaire. Nous allons en file indienne, à un mètre l’un
de l’autre, en silence, décrivant le long des mornes pelouses, des arabesques
régulières qui finissent par former à peu près le dessin d’une croix. Dans chacune
des branches de la croix se tient un gardien veillant à l’alignement, au
silence, à la régularité du pas. Vu des fenêtres de l’infirmerie, c’est un
spectacle étrange que celui de ce chapelet d’hommes tournant sur place, sans
arrêt, soumis à un rite insensé. Les gardiens marquent tour à tour le pas, à
haute voix : « Une, deux, – une, deux… » Quand la voix de
vieille femme de Pattes-de-Canard, brave type poussif au déhanchement lourd, se
tait, Menton-de-Galoche, le képi avachi sur l’oreille, la mandibule énorme et
hargneuse, éclate à l’autre bout de la cour, en cris rauques : « Ane,
deusse, – âne, deusse. » Il harcèle notre file misérable de coups de
gueule. – « Au pas, Dubeux ! » Dubeux, éberlué, perd décidément
le pas. « Au pas, que j’vous dis, nom de Dieu ! » Les ficelles
soutenant ce pantin verdâtre semblent s’être cassées toutes à la fois ; s’il
ne tombe pas là, sur place, comme une chiffe molle, c’est que la file l’emporte,
cent hommes devant, cent hommes derrière (les mêmes), indéfiniment. – « Deux
– heux ! – heux ! » reprend plus loin la voix gutturale du
Japonais, pas méchant, qui a toujours l’air de s’amuser de notre ronde de
grotesques.
    Chacun y marque le pas à sa façon, leste, traînarde, veule
ou pesante. Les silhouettes ont sous la tenue uniforme une variété infinie. Nuques
droites, bérets corrects, ou épaules voûtées, coudes remontant au corps, démarche
dégingandée de voyous, allure cadencée de vieux vagabonds, raideur de Meslier
qui paraît porter sur son droguet usé jusqu’à la corde des épaulettes
invisibles. Marchez, les hommes ! Marchez. Une, deux. Une, deux. La ronde
n’a pas

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