Les hommes dans la prison
et inaccessible, se prononce l’axiome éternel et le retentissement
prolongé de cette formule créatrice compose, par ses ondulations inépuisables, l’immensité
de l’univers…
« … Toute vie est un de ses moments, tout être est une
de ses formes ; et les séries des choses descendent d’elle, selon des nécessités
indestructibles, reliées par les divins anneaux de sa chaîne d’or [19] . »
La cloche nous dispense, à midi, un quart d’heure de
repos. On « casse la croûte » sur une vieille casse [20] retournée servant
de table. Chacun a devant lui son livre ouvert. Dillot, le tome XV de l ’Histoire
générale de l’Église ; Laherse, sa Grammaire allemande ; Guillaumet,
un précieux volume de came, – cette abréviation de « camelote »
désigne la littérature clandestine, soigneusement maquillée à la brochure de
façon à ne différer en rien des ouvrages de la bibliothèque pénitentiaire,–
le tome III des Mémoires de Casanova ; Rollot lit Balzac. J’ouvre, moi
aussi, un tome de came : H. Taine, De l’Intelligence, livre III, La Connaissance de l ’ Esprit… Gilles en a déjà couvert les
pages de notes marginales d’une minuscule écriture arrondie. Les lois inconnues,
– j’allais dire le hasard, mais il nous plaît, dans la meule, de rattacher nos
chaînes sordidement humaines aux « divins anneaux d’or des nécessités
indestructibles », – en brisant, il y a vingt ans, deux belles vies en
plein essor, nous ont assuré ici de riches nourritures spirituelles.
Un drame obscur ravageait alors une vieille famille de
grande bourgeoisie, depuis longtemps rongée à l’intérieur par les sept péchés
capitaux. Les enfants prenaient contre le père, vieux magistrat à double face
de respectabilité menteuse et d’égoïsme dépravé, le parti de la mère outragée. L’un
des fils, artiste naissant à la force, prononçait en lui-même, après un débat
implacable, une sentence de mort ; il pressait sans trembler, avec une âme
calcinée de justicier, la gâchette d’un fusil de chasse. Il allait atteindre au
sommet de sa vie. La pureté et l’extase de l’amour, l’art, Paris, l’avenir, s’ouvraient
à lui quand, pour rompre un cercle de crimes que la loi écrite ne châtie pas, il
devint le Parricide. On chercha surtout, au procès, à sauver l’honneur du nom :
c’était accabler le parricide. La famille entière fit le silence sur l’infamie
du mort. Le parricide se tut. Des mesures gracieuses, obtenues par de hautes
protections, l’arrachèrent au couperet et au pénitencier de
Saint-Laurent-du-Maroni. L’insigne faveur lui fut octroyée de subir ses vingt
années de travaux forcés dans cette maison de force. Il ne demanda qu’une chose :
qu’on laissât vivre son cerveau. Qu’on lui permît de penser. Comme il avait de
très hautes protections, il obtint la faveur, infiniment plus rare que la grâce
de la vie, de recevoir à la prison une vingtaine d’œuvres de savants et de
philosophes. Car la Meule a horreur de la pensée.
Ces livres, passant clandestinement entre des mains sûres, furent
dans la geôle un rayon de lumière traversant des ténèbres. Et cette lumière
chemina vingt ans, d’homme à homme, transfigurant les faces sur lesquelles elle
se posait. Gilles, mon camarade, lui devait une vie nouvelle. Ce boxeur aux
mâchoires plus carrées que le front n’avait connu, avant de franchir le seuil
de la prison, d’autre vie que celle de ses muscles et de ses instincts – qui, d’ailleurs,
avaient fait, d’un combattant du ring, un criminel. – La réclusion lui fut d’abord
pire que la mort. Puis le rayon de lumière arriva jusqu’à lui. Le parricide lui
dit : Lis. L’athlète aux muscles inutiles connut que les horizons
les plus vastes – jusqu’à l’infini – sont contenus dans des signes imprimés. Sa
confession, qu’il m’écrivit, renfermait ces mots : « Je ne regrette
rien. Je me suis évadé de l’animalité. »
Nous déployions à garder ce trésor une ingéniosité de
Peaux-Rouges défendant leur totem. La prison veut abêtir : mécaniser les
gestes, oblitérer les caractères, dessécher le cerveau. C’est sa façon d’amoindrir
la tourbe de vaincus des mêlées sociales que nous sommes, au fond. Ceux qui pensaient,
dans la Meule, se sentaient toujours visés à la tête : l’exemple des
idiots et des fous leur montrait le chemin. Les obsessions, les idées fixes, le
rêve, les
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