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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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faim.
    – Julien, dit-il, la question n’est pas là. Tu
conviendras qu’une chose appartient à celui qui en a besoin et non à celui qui
la possède sans besoin. Tu n’as pas à disposer d’aliments dont tu n’as que
faire. Ils sont à moi.
    – C’est vrai, dit Julien convaincu.
    Julien s’est suicidé pour une femme, au Portugal.
    Nous sommes, dans cette cité de reclus, une dizaine de
camarades. Je rencontre de loin la face dure et les épaules carrées du mineur
Nicklaus qui porte son béret de condamné comme les héros de Constantin Meunier [17] leur casque de
cuir. Ses mains de primitif habituées à manier les blocs de houille aux reflets
de diamant noir ont lapidé des traîtres à sa classe dans un coron en grève. De
la mine à la prison, il n’a fait que changer de fardeau, creuser sa haine. Nicklaus,
en cour d’assises, avait son plan très net.
    – Je puis faire jusqu’à six ans, se disait-il. Je
serai libre à trente-cinq : j’aurai encore la vie devant moi. Huit ans, dix
ans ? Non. Ma vie ne vaut pas ça. Je sortirais les muscles vidés, l’esprit
atrophié. Si j’attrape dix ans, j’empoigne sur les galeries quelque sale tête
de gaff et je fais avec lui le saut du troisième étage. Vie pour vie. La
mienne vaut mille fois la sienne, mais je n’ai pas le choix. Ne me dis pas qu’ils sont irresponsables. Je suis déterministe. Y a pas de responsables, mais on
nous tue tout de même, hein ! Alors ?
    – Décision prise, ajoutait-il, je n’ai plus eu peur. Une
idée seulement m’embêtait : s’ils me jouaient le mauvais tour de me
condamner à sept ans ? Je ne voulais pas avoir à marchander ma vie contre
ma volonté.
    Vicenzi est une sorte de géant blond, tellement silencieux
que sa bouche a ce pli grave, scellé, qu’on voit à certains portraits italiens
de la Renaissance. Et des yeux bleus d’une eau pâle éclairant des traits épais
d’homme de peine qui eût fait jadis un reître magnifique. Son calme redoutable
dans les bagarres, sa présence d’esprit, la souplesse inattendue de ses
mouvements lui avaient fait confier la garde d’un précieux matériel d’imprimerie
qu’il a défendu à coups précis de browning. Nous ne nous sommes jamais parlé entre
ces murs, bien que nous connaissant de longue date. Nous nous saluions des yeux,
deux ou trois fois par mois. Il passait dans son silence impénétrable, continuant
sa marche vers la vie avec calme, avec force, avec confiance. Laissé en liberté
provisoire, il nous avait dit, pessimiste, avant de se constituer prisonnier
pour se faire juger :
    – Ce sera dur. Mais je suis dur, moi aussi.
    Je connaissais bien sa probité exemplaire et sa candeur de
grand enfant qui croyait à la vérité.
    Miguel, Nouzy, Rollot, tous trois faux monnayeurs, sont un
peu mes voisins. Miguel est libertaire, c’est-à-dire communiste ; la
difficulté de trouver son pain sur le pavé de Paris, à dix-neuf ans, quand on a
la tête pleine d’idées et un tel désir de vivre que dix heures d’atelier paraissent
dix heures d’ergastule, l’a fourvoyé dans l’illégalisme, – terme consacré, – démoralisante
doctrine individualiste qu’il combat. Nouzy et Rollot, l’un débardeur du port
de Rouen, quarante ans, l’autre mécanicien parisien, vingt-huit ans, visage régulier
de blondin, sont individualistes comme Laherse qui appartient à une
sous-tendance dite « scientifique ». Puisqu’il faut, dans la société
moderne, être exploité, exploiteur ou hors la loi, trois conditions également
contraires aux aspirations de l’homme nouveau, ils avaient fait élection du
métier de faux monnayeurs. Ils échangent des thèses sur la vie, la mort, l’hérédité,
le couple humain, l’amour, la guerre, la transformation de l’homme, la
révolution. Nous nous arrangeons des rencontres, à des tâches communes, afin de
discuter des grands problèmes…

20. Résistance de l’esprit.
    Accablante chaleur d’août. La prison somnole, rivée à sa
tâche. Le gardien bâille sur son siège, à quelques mètres. C’est Réséda, l’ivrogne
indulgent, ou La Tuile, l’ivrogne rogue, à silhouette avachie comme sa voix, comme
le regard même de ses yeux injectés de sang. Trois hommes en bourgerons
travaillent, dans un silence feint, à la presse à bras ; l’un, des
gouttelettes de sueur perlant au front, fait mouvoir d’un effort des bras et du
torse fléchi, la lourde presse ; l’autre étale et ramasse les

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