Les hommes dans la prison
trente. Puis trente
de cachot. C’est un homme, il tiendra. Mais un jour quelqu’un envoie par la
figure de Beaugrand une pièce de serrage en fonte. Quinze jours de cellule, de
l’avis des hommes, ce n’est pas payer trop cher le plaisir de casser une gueule
comme celle-là.
Laurent est un homme. Un grand papillon bleu déploie ses
ailes sur ses deux joues, autour du nez. Des lettres bleues bien imprimées
apparaissent sur son front, sous le béret aplati en manière de casquette. Quand
on le dévisage, Laurent rejette du plat de la main sa casquette sur la nuque ;
et le brigadier peut lire, en toutes lettres : « Encore un c… qui me
regarde. » Tous ses doigts sont ornés de bagues ineffaçables. Sa poitrine
est couverte de cœurs portant des noms de femmes. Il porte sur une fesse un
président de la République et sur l’autre un général en grand uniforme.
Laurent incarne la force et le désespoir. Pas trente ans et
déjà dix ans de prison, de bataillons d’Afrique, de travaux publics, de
réclusion. Quand on pense, à Biribi, n’en plus sortir, on se fait tatouer la
figure en manière de suprême défi à la société. Laurent n’en est sorti que par
hasard, pour échouer ici. Dix ans et dix ans de trique (l’interdiction
de séjour, acheminement vers la relégation). Laurent a un teint blafard tirant
sur l’olivâtre, la bouche écœurée, le regard faux, une voix de gouape, l’accent
crapuleux. Il ne cache pas sa vérole en voie de guérison. Au cours d’une visite
à la Centrale, un officier supérieur porteur d’une brochette de décorations s’arrête
devant ce condamné marqué au front.
Tu crois qu’t’es plus beau, toi, fit Laurent, avec ta
ferblanterie sur l’nichon droit ?
Laurent hait l’armée, les officiers, les galonnés, les bons
soldats, « tous des crapules ». Laurent hait les riches parce qu’ils
sont riches, les pauvres parce qu’ils sont lâches, les « femelles »
parce qu’une lui a passé la vérole, parce qu’une autre l’a « donné »
à la police et parce qu’il ne peut pas s’en passer. Laurent hait les
culs-terreux parce que « y a pas pire vermine ». Prudent, il ne
recule pourtant devant rien. « J’en esquinterai encore bien quelques-uns
avant d’crever », dit-il vaguement.
Nous nous rencontrâmes une fois, dans une salle de l’infirmerie.
Accablé par un mal intérieur, je traversais une crise.
– T’as l’cafard ? me demanda Laurent.
– Oui.
Sa main saisit la mienne et la serra fortement dans une
brève effusion. Ses yeux tristes me communiquaient une chaleur noire.
– Tiens-toi, mon vieux ! Tiens-toi. On est des
hommes, pas ?
Les anarchistes sont des hommes d’une autre trempe. Julien
Laherse s’en va dans quelques jours. Il garde, malgré ses épaules arquées et
son nez busqué une beauté de jeune Christ. Il est resté cinq ans à cette place,
le composteur à la main, patient, invariable, exemplaire, se nourrissant d’huile,
étudiant l’allemand et l’anglais, saluant les camarades d’un regard fraternel. À
mon arrivée, il m’a soutenu le premier, de sa cantine. La douceur et la fermeté
de son caractère forment un alliage irréprochable, mais un peu exaspérant. Son
langage est précis, ses idées atteignent à une clarté négatrice d’elle-même. Julien
nie les sentiments, car la raison seule doit gouverner l’homme. Il est
fraternel par égoïsme conscient. L’amour ? Un vieux mot. Les tempéraments
et les attractions sexuelles s’accordent pour un temps, voilà tout, voilà tout.
Le reste n’est qu’inconscience, croyances périmées, préjugés, jeux de l’instinct
de reproduction. Dans deux mois libéré, Julien désertera. Il ira vivre en Espagne,
dans une contrée ensoleillée, au bord de la mer, une vie rationnelle, nettoyée
des besoins malsains de la civilisation industrielle : cultiver la terre, se
nourrir de fruits, faire de longues marches à travers la campagne, nager à
grandes brassées contre les vagues tièdes, contempler le monde à la lumière d’une
pensée haute et claire. – Nous recevions deux fois par semaine cent grammes de
viande bouillie. Julien, végétarien, donnait la sienne à Miguel.
– Demain, lui dit-il un jour, je ne te la donnerai pas.
– Ah ! pourquoi ?
– La viande est un poison. Si, par inconscience, tu t’empoisonnes,
je n’ai pas à t’y aider.
Ce raisonnement irréfutable alarma le camarade, car il
crevait de
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