Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
les voiles ensemble. Soixante, c’est une tempête pour moi aussi.
— Et notre ministre ? fit Gallway.
— Il va, il va, dit Sarah, il voit De Gaulle au moins une fois par semaine au Conseil, et il arrive qu’il le rencontre une deuxième fois, en tête à tête – la voix de Sarah était ironique et tendre – il voit De Gaulle plus que moi. Comment voulez-vous dans ces conditions que Serge pense à ses soixante ans ? Il pense à la France, Gallway, à la France !
— Alors mon titre vous plaît ? interrogea à nouveau Gallway.
Sarah répéta :
— Les Géants et les Dieux. Ça fait aussi Malraux, dit-elle. Mais en ce moment c’est à la mode.
— Je vous embrasse, Sarah, dit Gallway.
Il raccrocha, glissa une feuille de papier dans sa machine, frappa sur les touches, lentement, espaçant chaque lettre, savourant, prenant le temps du plaisir :
Allen Roy Gallway
Les Géants et les Dieux
roman
Finir un livre, c’était un drôle de moment, la paix, l’étonnement, toutes ces pages, quand donc avaient-elles été écrites, comment, par qui ? Une détente de tout le corps, l’envie d’allonger les jambes, de rester devant la machine, de la flatter du bout des doigts, cette bonne bête qui cette fois-ci encore l’avait conduit au bout ; le besoin de prendre le manuscrit, de l’effleurer comme on le fait du sexe d’une femme qu’on vient d’aimer. On la regarde. On ne comprend plus. Elle est là, elle cherche les cigarettes, elle parle, comme n’importe qui, et il y a un instant elle était le désir, l’ailleurs. Comme ce tas de feuillets dactylographiés, raturés, avec des dates au bas de chaque page pour se souvenir du jour où elles avaient été écrites, de l’heure même, et ces quelques mots, manuscrits, les événements, les rencontres, l’humeur du moment.
Gallway ouvrit son manuscrit, non point pour en relire le texte mais pour suivre ces notations, cette ébauche de journal :
« 17 mai 1959. Fatigué. Vu Tina. Le poids du temps. Injuste écrire cela, penser cela. Mais vrai. Quel âge ? cinquante-cinq – soixante ? Eu envie de lui demander. Cruel. Repart pour les U.S.A . Me parle de sa solitude depuis la mort de Bowler. Désir de vivre avec moi ? Jorge a vingt et un ans. Me répète « votre fils, Allen ». Émotion. Émotion. Souvenir. Mais tout cela a été manqué. Il n’est pas mon fils vraiment. S’en persuader. « Il écrit son premier reportage », m’a-t-elle dit. Encore un faiseur de mots. Je dois finir ce livre avant mes soixante ans. Sept devant moi. Ce soir, rendez-vous avec Catherine. »
Était-ce ce soir-là que… ?
Allen tourna les pages du manuscrit, chercha la date à laquelle il avait écrit le passage suivant : « 29 mai 59. »
Douze jours de creux. Une période exaltante, c’était donc bien le 17 mai que Catherine… Gallway lut les quelques phrases notées à la main au bas du texte sous la date du 29 :
« Pris du retard. Douze jours. Scandale. Mais suis peut-être au tournant de mon livre. Catherine m’a apporté le roman de Marek Krivenko (?) Je n’appellerai pas ça un roman. Un récit ? Texte passionnant qui m’a arrêté dans mon travail. M’oblige à repenser mon roman. Surtout me pose à nouveau la question du destin, des coïncidences et de ce qu’elles signifient. Elles sont peut-être la trame de ma vie. Le jésuite Bertolini sur le quai de San Francisco. La Chine. Ceux que j’appelle les « êtres du 1 er janvier ». Et si donnais ce titre à mon livre ? Rencontré Julia. Voyage à Londres, capital de ce point de vue. »
Gallway interrompit sa lecture. C’était le premier titre qu’il avait choisi, puis il y avait renoncé, avait continué sans titre – sans boussole – jusqu’à ce que, aujourd’hui, ces mots les Géants et les Dieux. Et tout à coup il se souvint quand, le 17 mai, il avait rencontré Catherine Grave, qu’elle lui avait dit :
« … Il faut que vous lisiez ça, Allen, ce soir même. Une amie me l’a apporté de Londres, je vais faire un article dans Les Lettres Françaises, Aragon devra l’accepter – elle martelait la table le poing fermé. Vous connaissez Daix, le rédacteur en chef ? Il sera de mon avis. Un livre terrible et beau. »
Il avait dans le restaurant même ouvert le livre de Marek Krivenko, la première page, le titre, ce nom du héros du livre Machkine, puis les deux vers cités en exergue :
La Sibérie est le pays des dieux
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