Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
Dolorès s’approchait de lui.
— Il fallait le leur accorder, dit-elle. Qu’importe l’ambassade. Julia les a beaucoup aimés. Moi aussi.
Le visa américain étonnait les services de police du port. L’un des fonctionnaires feuilletait les passeports d’Evguenia et Boris Spasskaief. « Vous avez obtenu un visa américain, ici, au consulat, à Hambourg ? » demandait-il. Boris ne répondait pas, montrait simplement les passeports. Le policier, un homme d’une cinquantaine d’années, tête nue, un visage poupin, appelait un douanier. « Leurs bagages », commençait-il. Boris posait sur la table leur unique valise.
— Nous n’avons que cela, dit-il. Le policier hocha la tête.
— Vous veniez de Pétersbourg… Vous avez eu de la chance pour le visa.
Il donna un coup de tampon sur chacun des passeports, les tendit à Boris.
— Bonne traversée, ajouta-t-il brusquement souriant, et bonne vie là-bas.
Il ouvrit lui-même la porte qui permettait d’accéder au Grashrokhafen.
Evguenia et Boris virent d’abord la coque, puis les cordages, les lettres blanches à la poupe « S.S. PROVIDENCE – New York ». Le paquebot, mur de métal noir qui coupait le vent, masquait l’horizon. Boris posa sa valise sur les pavés du quai : que ses chevilles, ses jambes soient prises par le sol, mourir ici valait mieux que vivre ailleurs. Il s’en voulut de ces pensées et d’un geste sec il souleva la valise.
— Allons, Evguenia, allons.
Il marcha devant, ne se retournant pas pour voir si elle le suivait. Elle pouvait d’un seul regard le faire renoncer. Ils s’engagèrent sur la passerelle, devinrent deux silhouettes dans la cohue des porteurs et des voyageurs. Pourtant Allen Roy Gallway les remarqua.
Allen était debout non loin de la passerelle, les mains dans les poches de son caban, attentif aux visages. Il les observait avec avidité, imaginant qu’il était l’autre, cet homme en pardessus noir qui portait une valise et que suivait une femme aux cheveux gris, les yeux mi-clos. Elle s’accrochait au pardessus de l’homme comme s’il la hissait ou comme si elle avait eu peur de se perdre. Mais il ne se retournait pas, présentait ses billets et ses passeports au commissaire du bord.
Exilés, émigrants.
Allen devenait ce corps d’homme inconnu, il en épousait les contours, il fermait les yeux pour essayer d’éprouver ainsi ce que ressentait cette femme au moment de quitter l’Europe. Il s’approchait de la petite table sur laquelle le commissaire de bord et son adjoint avaient posé le registre des embarquements, il lisait : « Boris Spasskaief, et son épouse Evguenia, en provenance de Petrograd, destination New York, visas d’entrée aux États-Unis n os 717 et 719. Passagers de 3 e classe, cabine 31. »
Il retournait s’appuyer à la coursive, il avait la certitude de posséder, là, dans sa tête, toute la mémoire de ce couple qui abandonnait au milieu de sa vie, la Russie. Il savait qu’il lui aurait suffi de prendre une feuille de papier, de commencer la première phrase pour que se déroule, comme une pelote de laine, ces deux vies lointaines qu’Allen avait l’intuition d’avoir vécues, dans les plus intimes de leurs replis.
Joie, ivresse, fébrilité, comme quand on a soif et qu’on touche des lèvres l’eau, qu’elle va couler aussi longtemps qu’on le veut, fraîche, la même sensation pour Allen quand il pensait à ce qu’il se sentait capable d’écrire. Il l’avait éprouvé pour la première fois à bord de l’ Oregon, ce récit écrit au crayon dans la tourelle avant, le carnet appuyé à une caisse d’obus. Depuis, tant d’autres. Un regard suffisait à Allen pour que le désir d’écrire s’empare de lui. Manière d’échapper à la discipline militaire supportée trois ans, l’ Oregon d’abord, les ports de l’Amérique du Sud, la moiteur de Rio, les averses glacées de la côte chilienne. Un an à terre aux arsenaux de San Francisco, exercices d’alerte, défilés, permissions, quelques dollars qui permettaient à Allen d’acheter ses premiers livres, des cahiers pour ce roman commencé, l’été 1920, La vie du frère, le titre écrit en capitales sur la première page, Jim dont il continuait le destin. Premier lecteur, Richard Bowler, un étudiant de Boston qui avait rompu avec sa famille. Ils couchaient dans la même chambre, étaient tous deux affectés à la même compagnie. Bowler, secrétaire du lieutenant Bell,
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